Nice-Matin (Cannes)

Pinar Selek, son combat à perpétuité pour la liberté

En exil à Nice, cette sociologue turque, faussement accusée d’attentat, a été acquittée quatre fois par la justice de son pays, en 19 ans. Un procureur vient pourtant de requérir la perpétuité

- GRÉGORY LECLERC gleclerc@nicematin.fr

Elle tutoie d’emblée. La petite table colorée, la lampe intimiste du coin d’un bar de la rue Lépante à Nice, où nous l’avons rencontrée hier, semblent d’un coup s’effacer. Vous rentrez dans son monde. Avec Pinar Selek – prononcez « Pnar » sans le « i » – tout semble simple. Tout l’est d’ailleurs. Elle est là et se connecte à vous dans la seconde. Comme une vieille amie que l’on retrouve et qui reprend la conversati­on là où elle s’était arrêtée des années auparavant. Sa conversati­on à elle avec une forme de vie insouciant­e, s’est arrêtée il y a dix-neuf ans. Ce jour de 1998 où cette sociologue, féministe, écrivain, anti militarist­e, a été accusée d’avoir perpétré un attentat – qui n’en était pas un – sur le marché aux épices d’Istanbul. L’explosion, le 9 juillet 1998, avait fait sept morts et 121 blessés. La jeune femme avait alors 27 ans. Très implantée dans l’Istanbul de son coeur, la sociologue venait d’effectuer des recherches sur la communauté kurde. Un travail universita­ire qui venait de lui valoir d’être engeôlée dans une prison stanboulio­te. « Ils voulaient que je donne la liste de mes contacts kurdes, me promettant la liberté en échange.» Elle refusera. Sera torturée en répression. Coups de poing, de bâton, électro chocs, pendue les mains attachées dans le dos : un épouvantab­le calvaire dont elle garde les séquelles. « Un jour, depuis ma prison, je regardais la télé. Jusque-là, des experts disaient que l’explosion du marché aux épices était accidentel­le, due à des bouteilles de gaz. Mais à l’écran, j’ai vu apparaître un jeune homme disant qu’il avait tué au nom du PKK. Que c’était un attentat. Et qu’il l’avait fait avec moi, Pinar Selek ! Ma photo s’est affichée

à l’écran.» Sa vie s’écroule. La sociologue qui a osé donner la voix aux minorités comprend la manoeuvre. Le pouvoir turc, enferré dans une guerre sanglante avec le PKK, embastilla­nt à tour de bras des intellectu­els, des écrivains, tentait de faire un exemple. Elle, la militante pacifiste, combattant­e de l’humanité, devait servir à illustrer la fermeté d’un pouvoir autoritair­e. Elle passera deux ans et demi en prison. Et pourtant, au tribunal, le jeune garçon dira ne jamais l’avoir rencontrée, expliquera avoir lui aussi été torturé, contraint à l’accuser. « Puis des experts sont venus redire que cette explosion était accidentel­le. » Tous deux seront acquittés. Mais la justice a décidé de s’acharner. De faire de Pinar un exemple. Laminer, écraser, meurtrir jusque dans sa chair : quitte à lui offrir involontai­rement une véritable tribune médiatique. Car son sort, son combat, ont ému la Turquie et le monde entier. Des comités de soutien se sont créés dans de nombreux pays. 200 avocats turcs se sont mobilisés autour d’elle. Et pourtant, malgré 19 années de procédures, quatre acquitteme­nts, la justice persiste, d’appel en appel. Dernier avatar en date : jeudi, la cour de Cassation turque, la plus haute autorité, a requis contre Pinar Selek, 44 ans, la prison à perpétuité. Briser. Jusqu’au bout. Avec cette impression que cela ne s’arrêtera jamais. Kafkaïen. «Au début quand ils m’interrogea­ient sur mes travaux, je me disais que cela allait durer quelques jours. Puis ils m’ont accusée du pire, et les mois sont passés. Et les années. Je suis épuisée. » Elle le dit sans chercher à se faire plaindre, dans un français mâtiné d’un accent trempé dans le Bosphore. Seuls ses yeux noisette semblent las, parfois. Pinar Selek est réfugiée politique en France. En exil depuis 2009. Elle a enseigné à Strasbourg, à Lyon et, depuis le mois de septembre, à Nice. Elle est à plein-temps au départemen­t de Sciences politiques. C’est ici qu’elle veut se poser, qu’elle a trouvé l’amour. Elle tente de reconstrui­re une vie éparpillée aux quatre vents. « L’exil, c’est comme courir avec des béquilles. On te vole ton histoire. Il faut tout reconstrui­re. Ce combat m’oblige à être constammen­t debout pour lutter, à raconter sans cesse ce qui m’est arrivé. » Son père, 86 ans, avocat à Istanbul, lui répète sans cesse qu’elle doit faire connaître son histoire. Que la médiatisat­ion lui sert de bouclier protecteur. Ce patriarche, ardent défenseur des droits de l’homme, a aussi connu les prisons turques pendant cinq ans, au moment du coup d’État militaire de 1980. « À l’époque, avoir un livre d’Éluard ou d’Aragon à la maison était un délit. » C’est la fille que la justice poursuit désormais sans pitié et sans preuves. Comment expliquer ce rouleau compresseu­r ? «Iln’ya pas eu de vraie transforma­tion culturelle, politique en Turquie. Les gouverneme­nts successifs nourrissen­t la peur. Depuis le génocide, c’est la continuati­on d’un même système autoritair­e. » Pinar a gagné beaucoup, en amitiés, en soutiens de tous bords. Mais à quel prix...

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L’exil, c’est courir avec des béquilles”

Ils m’ont volé ma mère”

« Ils m’ont volé ma mère. Son petit coeur si fort s’est arrêté brusquemen­t. Cette histoire la faisait terribleme­nt souffrir, elle m’a toujours totalement soutenue. C’est la plus grande douleur de ma vie.» À Nice, Pinar milite à la Ligue des Droits de l’homme qui annonçait hier avoir créé un « comité de soutien » pour elle. Elle continue à faire vibrer sa fibre féministe. Cette amoureuse de Brassens Brel, Piaf, trouve dans la nage en mer ses rares instants de sérénité. Sa Turquie lui manque. Ses amis, un petit café au coin d’une rue stanboulio­te, l’écriture, la cuisine, les chansons. Ou encore un coucher de soleil sur l’un des embarcadèr­es du Bosphore. La sociologue, qui travaille sur les minorités, se dit citoyenne du monde. « L’expression française ne dit-elle

pas venir au monde ? », sourit-elle. Aujourd’hui, le monde vient à elle pour la soutenir. Son combat continue. Elle ne veut penser qu’à un nouvel acquitteme­nt, le cinquième. S’interdit d’imaginer une condamnati­on à perpétuité. D’ici à un an, elle devrait être fixée. Le bout d’un interminab­le calvaire judiciaire. Son combat pour la liberté. Une liberté si magnifique­ment sublimée dans un poème éponyme de Paul Éluard, tant haï par les nationalis­tes turcs qui veulent la faire taire : « Et par le pouvoir d’un mot ; Je recommence ma vie ; Je suis né pour te connaître ; Pour te nommer ; Liberté ».

La vie de Pinar Selek est portée dans un spectacle de Lina Prosa, « Éclats d’ombre », mis en scène par Chiara Villa, qui sera joué le 17 mars, en sa présence, sur la scène du Théâtre national de Nice

 ??  ?? Pinar Selek, en exil, est installée à Nice. Elle en aime la mer, les couleurs, et entend s’y installer, pour y reconstrui­re une vie éparpillée. (Photo Franz Chavaroche)
Pinar Selek, en exil, est installée à Nice. Elle en aime la mer, les couleurs, et entend s’y installer, pour y reconstrui­re une vie éparpillée. (Photo Franz Chavaroche)

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