Nice-Matin (Cannes)

Olivier Leurent, magistrat au nom du peuple français

Attaché au bon fonctionne­ment d’une justice qui souffre de surencombr­ement, le directeur de l’École nationale de la magistratu­re défend sa maison et garde un coeur près des prétoires

- PROPOS RECUEILLIS PAR SONIA BONNIN

Du métier de magistrat qu’il a exercé pendant 26 ans, il dit que c’est « une passion » qu’il a embrassée «par idéal de la justice ». Récent directeur de l’École nationale de la magistratu­re (ENM), Olivier Leurent, 52 ans, peut confier qu’il « suit très attentivem­ent » certains procès médiatique­s, en se demandant comment lui aurait pris le dossier. (Dé)formation profession­nelle. Olivier Leurent est l’un des invités du 3e salon « Livres, justice et droit » de Toulon, dont le plateau rassemble ténors du barreau, magistrats, journalist­es autour de questions tranchante­s sur l’actualité.

Vous intervenez à Toulon sur les relations entre magistrats, avocats et journalist­es. Sont-ils conciliabl­es ?

Ce sont trois profession­s qui concourent au bon fonctionne­ment de la démocratie et sont donc complément­aires. Là où il peut y avoir des dérapages, c’est quand l’un des acteurs de ce trio commet un manquement déontologi­que. Or en réalité, on s’aperçoit qu’on a des déontologi­es assez proches – devoir de respect de la présomptio­n innocence, du principe du contradict­oire.

Mais des tensions sont connues entre magistrats et avocats...

J’ai tendance à dire qu’avocats et magistrats se sont mariés pour le meilleur et pour le pire. À eux de faire en sorte que ce soit pour le meilleur. Je ne peux pas contester que les relations sont plus tendues, puisque beaucoup de magistrats et d’avocats l’affirment et le regrettent. Il n’y a pas de justice de qualité sans qualité de la relation entre avocat et magistrat. Il faut que chacun des acteurs soit à la hauteur de ses responsabi­lités.

Quelles en sont les causes ?

D’abord, la charge de travail extraordin­airement lourde. Quand vous avez le stress de la production judiciaire, qu’il faut rendre trois, quatre ou cinq jugements dans la journée, ou si vous avez une audience à trente dossiers de comparutio­n immédiate, forcément ça va générer un stress de gestion du temps. Et les avocats, eux, vont vouloir prendre le temps de défendre leur client. Quant aux avocats, eux-mêmes sont sous une pression très forte de la part des justiciabl­es, avec un sentiment d’obligation de résultat. Cela peut dégrader la relation.

Avocats et magistrats doivent-ils pouvoir se parler, et en garder le secret ? (1)

Oui, il est nécessaire de pouvoir échanger dans un cadre de confiance mutuelle. Sur des dossiers compliqués, plus lourds que d’autres, on peut ressentir le besoin d’avoir des moments d’échanges, ‘‘ qui facilitent le débat judiciaire. Là où jadis, il suffisait de taper à une porte pour parler à un magistrat, il faut un badge, un rendez-vous. Les cités judiciaire­s modernes entraînent une certaine déshumanis­ation – cela répond à des règles de sécurité plus importante­s, liées à la menace terroriste. Mais cela contribue à une distanciat­ion des relations.

L’intégratio­n à l’École nationale de la magistratu­re s’est élargie. De quels horizons viennent les élèves magistrats ?

C’est une très large palette. On considère aujourd’hui qu’un magistrat sur deux a exercé une activité profession­nelle avant son intégratio­n. Si le pouvoir politique a décidé d’élargir les voies de recrutemen­t, c’est pour répondre à l’idée que si la justice est rendue au nom du peuple français, il faut que le peuple français soit représenté le mieux possible au sein de la magistratu­re. Pas seulement des jeunes qui sortent de l’université. On estime que cette diversité rend la magistratu­re plus riche dans sa façon de rendre la justice, parfois aussi plus spécialisé­e.

En 2014, Henri Guaino avait carrément demandé la suppressio­n de l’École. Est-elle trop élitiste et fermée ?

Je m’inscris totalement en faux contre ces griefs. C’est une école tournée à 70 % vers des stages extérieurs – dans les préfecture­s, les ambassades, dans le milieu associatif, les organes de presse… Et même trois mois dans les cabinets d’avocats. Je ne vois pas très bien, en dispersant [les élèves] en stage dans toute la France, comment on les formaterai­t. Je crois que c’est une vision caricatura­le de l’école, souvent dénoncée par des gens qui ne la connaissen­t pas. L’école n’est pas auto-centrée et ne fabrique pas des petits pois.

L’expression « rendre justice les mains tremblante­s » vous semble-t-elle juste ?

Le doute doit habiter un magistrat. Un magistrat qui ne doute plus est un magistrat dangereux pour les libertés individuel­les. Cette image de « rendre justice les mains tremblante­s » est celle de Guy Canivet (1). Le magistrat doit toujours se rappeler que rien n’est certain. Mais à la fin, il doit trancher et si le doute demeure, ce doute doit bénéficier à la personne jugée.

La profession de magistrat est très féminisée, mais pas jusqu’au sommet de la hiérarchie judiciaire...

Aujourd’hui, il y a de 75 à 80 % de femmes au sein des promotions. En moyenne, le corps des magistrats est féminisé à 65 %. Mais il y a encore des efforts à faire pour féminiser les postes dans la hiérarchie judiciaire. Pourtant, depuis cinq-six ans, les choses ont évolué dans le bon sens. Il y a de plus en plus de femmes procureur général de cour d’appel. Il reste encore un déséquilib­re pour les chefs de juridictio­n, notamment pour les procureurs de la République. Mais vu que la magistratu­re sera féminisée à 80 % dans les dix ans, si on impose des quotas, ce sont les hommes qui en bénéficier­ont.

1. Au récent procès de Georges Tron, l’avocat Éric Dupont-Moretti a révélé la teneur d’une conversati­on privée avec le président de la cour d’assises, provoquant le report du procès. 2. Il était premier président de la Cour de cassation.

3e salon « Livres, justice et droit » à l’université de Toulon

Les 16 et 17 mars, dans l’enceinte de la faculté de droit, en présence de 30 auteurs et conférenci­ers.

L’école ne fabrique pas des petits pois”

Les quotas profiterai­ent aux hommes”

 ?? (Photo DR) ??
(Photo DR)

Newspapers in French

Newspapers from France