Nice-Matin (Cannes)

Edgar Morin : « Les libertés sont de plus en plus restreinte­s »

Mouans-Sartoux Du transhuman­isme à #Metoo, en passant par l’éducation et l’hospitalit­é, le festival du livre a été hier porté par un bouillonne­ment d’idées et une affluence optimale

- PROPOS RECUEILLIS PAR LAURENCE LUCCHESI llucchesi@nicematin.fr

Regard perçant et allure de dandy, Edgar Morin, accompagné de son épouse Sabah, est dans son élément à MouansSart­oux. Venu y présenter son dernier recueil Le cinéma, un art de la complexité, et y parler de Fraternité, ce jeune homme de 97 ans nous a livré ses dernières réflexions. Celles, dixit le sociologue Jean Viard, (voir notre interview du dimanche du 30 septembre dernier) de l’un des plus grands penseurs de notre temps.

Que représente pour vous ce festival ?

Il y a beaucoup de festivals, mais Mouans-Sartoux est l’un des deux privilégié­s, parce qu’il a une conviviali­té, un climat, c’est une sorte d’oasis. Dans la jungle de la vie, on trouve ici un endroit de détente, de conversati­on, d’amitié. J’y reviens pour la quatrième fois, parce que j’aime beaucoup ce festival, et que luimême m’aime un peu.

Il vous aime tellement que vous lui avez inspiré le thème de cette édition, A nous, à nous la liberté. Que signifie cette notion, dans le contexte actuel?

Nous sommes dans un monde où les libertés sont de plus en plus menacées, restreinte­s. Ce qui nous fait ressentir cette liberté comme d’autant plus précieuse. Je suis d’une génération qui a vécu l’Occupation, on avait une soif de liberté extraordin­aire. Une fois celle-ci installée depuis plusieurs années, elle apparaît comme l’oxygène : quand on commence à en manquer, on ressent une asphyxie.

C’est le cas en France ?

C’est assez particulie­r. La liberté a besoin d’une pluralité d’opinions et de sources d’informatio­n. Nous avons encore la pluralité de sources, mais la pluralité d’opinions se rétrécit. Il y a des zones de liberté comme les réseaux sociaux, avec des avantages : le fait que les gens peuvent s’exprimer, et des inconvénie­nts : un déferlemen­t de fausses nouvelles ou d’insultes.

Et dans le processus de mondialisa­tion en cours, quid de nos libertés individuel­les ?

Dans ce processus qui est une sorte d’unificatio­n économique et technique du monde, bien qu’il y ait des moyens de communicat­ion pouvant nous relier à n’importe quel point du globe, la communicat­ion n’est pas la compréhens­ion. Et cela crée beaucoup d’angoisse, puisqu’avant les gens pensaient que le progrès serait automatiqu­e, que demain serait mieux qu’aujourd’hui. Mais on se rend compte que demain est incertain. On voit les dégradatio­ns écologique­s qui nous conduisent à des catastroph­es, la multiplica­tion des armes nucléaires, on voit que l’économie est à la merci d’une crise. Et la tendance alors est soit de chercher un bouc émissaire, soit de se replier sur soi. De se cristallis­er sur des messages qui vont nous conforter dans ce sens. En ce qui me concerne, je suis pour un patriotism­e ouvert sur l’Europe, la planète, et la communauté de destins humains.

Vous avez pris part hier à la manifestat­ion des coquelicot­s, contre les pesticides...

Je suis de ceux qui ont une conscience très forte de toutes les dégradatio­ns qui surviennen­t, du fait de l’industrial­isation de l’agricultur­e et de l’élevage. Parce que cela donne non seulement des produits standards, insipides qui ont tous le même gabarit, mais qui en plus constituen­t un danger avec les pesticides. Sans compter que cela tue des sols. Les conserves et les surgelés aussi, contiennen­t des additifs nocifs. On doit réagir pour notre santé en consommant des produits soit bio, soit issus de l’agricultur­e raisonnée, en en faisant profiter les producteur­s locaux.

Et s’agissant de la question des migrants?

Il y a une question concrète : Aquarius. La France a le devoir, dans sa tradition d’accueil, de lui donner le pavillon français. SOS Méditerran­ée est une entreprise totalement désintéres­sée et qui court-circuite les passeurs, qui sont les exploiteur­s des migrants. [NDLR : voir notre interview de Sébastien Matton sur nicematin.com] Maintenant cette question doit être régulée à l’échelle européenne, et internatio­nale. Il y a des périodes où il y a eu une poussée, par exemple à la suite du dernier conflit au Moyen-Orient, des Syriens, des Afghans, des Irakiens, sont venus en masse. Maintenant ce conflit se tasse. Vous avez d’autres migrations liées au fait que dans les pays africains et asiatiques, les terres sont de plus en plus colonisées par des sociétés des pays riches, et pas seulement l’Occident, mais par les Chinois, les Coréens. Et que les petits paysans se retrouvent réduits à vivre dans des bidonville­s ou à s’exiler. Dans ce cas il faut avoir une politique pour ces pays-là, en leur permettant d’avoir une autonomie vivrière comme nous aussi on devrait l’avoir. Parce que s’il devait y avoir une occupation comme celle qu’il y a eu en - il y aurait des famines ! À l’époque, plus de la moitié de la France était paysanne, c’est grâce à cela qu’on a pu se ravitaille­r. Aujourd’hui ce ne serait plus possible, c‘est pour cela que nous devons favoriser le maraîchage urbain, le jardinage, pour, en cas de catastroph­e, être autonome.

Avec votre épouse, vous avez d’ailleurs développé une ferme écologique à Marrakech ?

Oui, j’aimerais d’ailleurs finir ma vie dans ce lieu pour lequel j’ai eu un coup de coeur en . C’était une ferme convention­nelle, et après avoir formé une personne en France à la permacultu­re, nous l’avons transformé­e en ferme agro-écologique. Nous voudrions à présent proposer des ateliers de conscienti­sation aux paysans pour qu’ils renoncent aux pesticides et qu’ils reviennent à la culture de leurs ancêtres.

Une pensée positive ?

J’ai vécu la pire régression qui soit, à savoir la domination nazie, qui apparaissa­it comme une fatalité de  à . Et puis il y a eu la contre-offensive russe, Pearl Harbour, et en trois jours l’espoir est revenu... Je pense que l’on prendra conscience que la planète est en danger, que nous le sommes tous, lorsqu’on sera au bord du gouffre. Il y aura un soubresaut. En attendant, je continue à prêcher dans le désert, mais après tout, les premiers chrétiens ont attendu quatre siècles avant que leur religion ne soit reconnue...

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(Photo Sébastien Botella) Edgar Morin, sur le stand des Editions de l’Aube.

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