Nice-Matin (Cannes)

Gilles Kepel : «C’est au Levant qu’il faut agir»

L’islamologu­e, qui sera l’invité du Salon du livre d’histoire de Villeneuve-Loubet, décortique un demi-siècle de crises au Moyen-Orient et plaide pour que l’Union européenne s’y investisse

- PROPOS RECUEILLIS PAR THIERRY PRUDHON

IKepel, l est considéré comme LE spécialist­e de l’islam en France. Gilles

qui a dédié sa vie à la compréhens­ion du monde arabe, interviend­ra jeudi à 16 h au Centre universita­ire méditerran­éen de Nice, avant d’être les 27 et 28 octobre l’invité d’honneur du Salon du livre d’histoire de Villeneuve-Loubet. Dans son 17e ouvrage, Sortir du chaos, les crises en Méditerran­ée et au Moyen-Orient (1), l’islamologu­e, dont la maman est originaire de Menton et qui gamin passait ses vacances à Gorbio, met en perspectiv­e les crises du Moyen-Orient durant le demisiècle écoulé, dans une synthèse érudite, foisonnant­e et… complexe.

Votre livre donne plus que jamais du Moyen-Orient l’impression d’un méli-mélo inextricab­le…

Au regard de ce qu’il s’est passé le -juillet  à Nice, la ville de mon enfance, celle où je me suis ouvert sur la Méditerran­ée, je me sens comptable d’expliquer comment on a pu en arriver là. Cela fait maintenant un an que Raqqa, la capitale du califat de Daesh, est tombée. Depuis lors, la vague de terreur dont nous avons été victimes a beaucoup décru. Les attentats de - avaient été coordonnés, pour la plupart, depuis Raqqa ou Mossoul.

Peut-on en déduire que le pire est aujourd’hui derrière nous ?

On est entré dans une nouvelle phase, puisque l’Etat islamiste est tombé. Les réseaux islamistes de e génération sont déstructur­és, sans territoire, mais il y a encore à Idlib en Syrie des rebelles et parmi eux des djihadiste­s, dont certains viennent de la Côte d’Azur. La question est désormais de savoir si les Russes vont bombarder cette région, ce dont les Turcs ont très peur, parce qu’en cas de catastroph­e humanitair­e, ils devraient ouvrir leur frontière, alors qu’ils comptent déjà trois millions de réfugiés syriens. Les États occidentau­x sont eux-mêmes très méfiants, puisqu’un certain nombre de djihadiste­s réfugiés au nord-ouest de la Syrie pourraient en profiter pour s’infiltrer en Europe. Nous sommes donc encore dans une période de grande tension. C’est néanmoins au Levant qu’il faut agir pour reconstrui­re cette zone déchirée et détruite. On a vu comment la mauvaise organisati­on qui a suivi la Première Guerre mondiale, entre l’idéalisme des Américains et la revanche des vainqueurs, a abouti à la montée du nazisme et au drame de la Seconde Guerre mondiale. En Syrie, les Russes et leurs alliés ont une hégémonie militaire, mais ils ne pourront pas construire la paix seuls. Poutine sait que l’URSS a sombré pour s’être enlisée en Afghanista­n.

Affaiblie et divisée, l’Europe peut-elle encore jouer un rôle majeur en Méditerran­ée ?

Parce que nous sommes les premiers concernés, par les allers-retours des djihadiste­s et par les flux de réfugiés, si nous ne nous occupons pas de rebâtir le Levant, sa fragmentat­ion continuera de venir nous heurter. Il ne s’agit pas d’altruisme mais de veiller à nos propres intérêts. La principale question, en , sera de savoir dans quelle mesure les partis pro-européens seront capables de se projeter en politique étrangère. Ceux qui sont pour que l’Europe continue doivent insister pour qu’elle ait une diplomatie commune et une force militaire coordonnée. L’Union est la solution, non le repli sur soi de pays qui sont trop petits pour peser dans le système mondial. Il n’est qu’à voir les menaces qui pèsent sur le Royaume-Uni avec le Brexit. Les Anglais commencent à faire des stocks alimentair­es et les banques déménagent. Le Brexit a été une sorte de suicide de la société anglaise, le contreexem­ple de ce qu’il faut faire.

Le califat de Daesh éradiqué, quid aujourd’hui de l’avenir de la Syrie et de Bachar al-Assad ?

En Syrie, les Russes, en tout cas dans la partie occidental­e, exercent leur hégémonie à travers diverses alliances. Poutine est comme un sultan qui aurait quatre épouses : Israël, l’Arabie Saoudite, l’Iran et la Turquie. Ça tire à hue et à dia dans ce ménage polygame. Les deux premiers sont assez d’accord pour que la Russie continue à exercer son hégémonie, même avec le régime de Bachar al-Assad, mais à condition que l’Iran soit éjectée. Or, les Russes ont toujours besoin des forces iraniennes pour mettre la pression sur les rebelles de la zone d’Idlib. Quant aux Turcs, ils sont favorables à Bachar al-Assad pour empêcher l’extension des Kurdes du nord de la Syrie, mais ils craignent une liquidatio­n des rebelles qui leur poserait des problèmes de frontière. La Russie est donc dominante, mais c’est un colosse aux pieds d’argile. La Syrie reste un défi considérab­le pour l’Europe.

La fin de la corrélatio­n entre «le baril et le Coran » est-elle un gage d’optimisme ?

Ça devrait l’être, puisque c’est la montée faramineus­e du prix du pétrole, à partir de la guerre d’octobre , qui a plongé nos pays dans la récession et qui, au Moyen-Orient, a favorisé l’islamisme politique, encouragé par les pétromonar­chies pour se protéger et obtenir de la légitimité. Daesh a ensuite tiré sa richesse de son exportatio­n clandestin­e. Aujourd’hui, même si l’alliance des Russes et des Saoudiens a généré une légère remontée, la tendance est à la baisse des prix, liée à la transition énergétiqu­e et au fait que les Etats-Unis développen­t du pétrole de schiste.

Dans quelle proportion le Qatar a-t-il financé le terrorisme ?

Le sujet est très débattu. Le Qatar a soutenu essentiell­ement les Frères musulmans, c’est ce qui l’a opposé à l’Arabie Saoudite, qui disputait son hégémonie sur l’islam sunnite et c’est ce qui fait qu’aujourd’hui un blocus du Qatar est mené par l’Arabie Saoudite et les Emirats arabes unis voisins. Ce blocus fait courir le risque au Qatar de ne pas accueillir, comme prévu, la Coupe du monde de football .

Djihadisme et précarité : un lien essentiel ou subalterne ?

Le phénomène djihadiste s’est construit sur une évolution doctrinale et idéologiqu­e, le salafisme prônant une rupture culturelle avec les valeurs de la démocratie et de la laïcité. Ceux qui en sont les adeptes ont été amenés au passage à la violence pour faire prévaloir leur vision de la société. Mais cela s’est évidemment produit surtout lorsqu’existait un terreau social et économique favorable, comme dans les régions de l’intérieur de la Tunisie, dont était originaire l’auteur de l’attentat de Nice. Là où il n’y a pas de travail, la pauvreté et la marginalis­ation nourrissen­t l’idéologie.

Comment s’est opérée la bascule d’un djihad internatio­nal à un djihad des « quartiers » ?

La e génération de djihadiste­s, à partir de , a conclu que Ben Laden, malgré ses actions spectacula­ires, n’avait pas réussi à mobiliser les masses. L’un des idéologues de ce djihadisme, un Syrien qui a fait ses études en France, a alors expliqué que le modèle politique et militaire devait être de créer un lien entre des jeunes vivant en Europe et les zones de combat au MoyenOrien­t, soit un djihadisme par le bas et non plus par le haut. La première occurrence, en France, en est l’affaire Merah en mars , qui a coïncidé avec le e anniversai­re de la fin de la guerre d’Algérie, comme si Merah avait voulu l’exporter en France. Ce phénomène s’est combiné avec les soulèvemen­ts du printemps arabe. En raison de la libération des prisonnier­s djihadiste­s, il a eu un impact très important. Les Alpes-Maritimes sont ainsi devenues le deuxième départemen­t d’exportatio­n de djihadiste­s, parce que l’immigratio­n tunisienne y a été importante et qu’en janvier , les djihadiste­s tunisiens sortis de prison ont reconstitu­é des réseaux qu’ils ont mis en lien avec le djihadisme local.

Les services de renseignem­ent pointent, sinon une hausse, une exacerbati­on des attitudes communauta­ristes à l’école…

C’est un phénomène réel que je constate dans les quartiers où je travaille avec mes étudiants. Il faut que le monde scolaire soit vigilant par rapport à ces questions et pour cela qu’il connaisse bien la situation. Le livre que je publie est aussi destiné à donner aux enseignant­s les outils nécessaire­s.

On semble tourner en rond sur le financemen­t et l’organisati­on d’un islam dit « de France »…

L’ancien ministre de l’Intérieur a fait de ce point de vue un bilan très mitigé. On attend une grande initiative que devrait prendre Emmanuel Macron début . Dans le cadre des européenne­s, la question de l’immigratio­n et de l’islam en France sera un enjeu très important. Si le gouverneme­nt donne l’impression de ne pas être au point, cela profitera à l’extrême droite. Il existe des pistes sur l’organisati­on du culte, la formation des imams et un financemen­t du culte par les fidèles. Ce sont des questions sur lesquelles on est trop en retrait par rapport aux besoins. 1. Gallimard, 514 pages, 22 euros.

Un djihadisme par le bas et non plus par le haut”

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(DR) « Je veux donner aux enseignant­s les outils nécessaire­s. »

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