Nice-Matin (Cannes)

La fille du Comte d’Antibes a troqué sa peau de chagrin

Aujourd’hui, retrouvons Cibeline qui se verra guérir de la lèpre grâce à un miracle légendaire

- MARGOT DASQUE mdasque@nicematin.fr

Tous les lundis, nous vous proposons une série de récits – parfois romancés – revenant sur des épisodes qui ont marqué le passé. Sur ces fameux jour où... tout a basculé dans notre cité des Remparts.

Transparen­te. Éclatante. Devant elle, l’étendue d’eau devient lac. Océan. Pourtant, la surface cristallin­e n’est pas plus importante qu’un bac en bois. Autour d’elle, des mains s’agitent, on lui ôte ses vêtements. Des pans de tissus qui finissent dans l’âtre. Un feu ardent qui l’hypnotise. Ses grands yeux ne peuvent s’en détacher. Elle aimerait même s’en éblouir jusqu’à s’aveugler. Non, elle ne baissera pas le regard. Elle souhaite sentir brûler ce qui la ronge. De l’intérieur. Elle désire incendier ce qui la dévore. Des remords ? Non. Une malédictio­n. Une épidémie de l’âme. Elle s’en veut d’avoir cédé. Elle s’accuse de faiblesse. Mais l’heure n’est plus aux larmes, il faut se rendre à l’évidence. Tandis que les silhouette­s se penchent sur son sort, lavant à grand renfort d’eau son corps, Cibeline s’embrase la raison. En se châtiant par les claquement­s de ses «pourquoi?» mutiques. Pourquoi elle, fille unique, s’estelle déviée de son chemin ? Pourquoi elle, descendant­e du Comte d’Antibes, a-t-elle pu être aussi sujette aux influences ? Pourquoi elle, n’a pas su refuser la vocation de ses semblables du XVIIIe siècle? Tant d’interrogat­ions qui n’ont qu’une seule et unique réponse : parce qu’elle est humaine. Et que si l’erreur est de la même nature, c’est parce qu’elle relève de l’invention de l’Homme. D’un concept inauguré par ceux qui voulaient une bonne raison de condamner leurs semblables. Mais il lui est impensable de s’éloigner de son statut de pécheresse. Puisque selon ses croyances, Cibeline a fléchi. A ployé sous le poids des voix qui ne venaient pas d’en haut. Elle ne peut même pas obtenir ce qu’elle mérite : elle n’est plus digne de rien à ses propres yeux. Ceux-là même qui fixent le brasier censé réchauffer son coeur meurtri. Les bûches craquent devant sa peau nue. Sa peau morte. Sa peau de chagrin. Son forfait ? La beauté. Attisant jalousie, envie et comparaiso­n. Ses amies ne vantaient pas seulement son teint de perle, ni la douceur de ses traits, non. En plus d’être atteinte de grâce, Cibeline faisait la fierté des siens : sa piété fervente suscite admiration. Un modèle, presqu’une icône. Déçue alors déchue. La prière ? Son chemin tout tracé. Mais pourtant elle s’en est éloignée. Oh, pas tellement. Oh, pas si longtemps… Mais assez pour qu’elle ne puisse se le pardonner. Inspirée par ses camarades féminines avec qui elle a grandi et appris à devenir ce qu’on voulait faire d’elle, elle a fini par dire « oui ». À force de voir louer le mariage, elle a fini par s’y habituer, jusqu’à s’en accommoder. Bon gré, mal gré. Quittant la foi pour le foyer. Les prétendant­s ne manquèrent pas à l’appel. Mais c’est ce jeune chevalier qui a su la prendre dans ses filets. Parce que charmant, fougueux et intrépide. Si cette union fut heureuse, son époux l’abandonna bien vite. Parce que charmant, fougueux et intrépide. Luttant contre les Sarrasins, le cavalier tomba au combat. Parce que charmant, fougueux et intrépide. Cibeline fleuve, Cibeline veuve. Sa détresse lui semble infinie. C’était un euphémisme, le pire fut à venir. Puisque la jeune femme a vu son image, peu à peu, se flétrir. Cible d’une infection grignotant sa jeunesse et sa santé, l’éplorée gagne un nouveau adjectif qualificat­if. Lépreuse. Un terme qui râpe la langue, qui élime l’espoir. Une implacable réalité que ne peut accepter son père, profondéme­nt peiné. Pourtant, c’est lui qui apercevra son salut. Une nuit. Un rêve. Le Comte Reybaud voit en songe Saint Honorat. Il lui apparaît pour lui faire une demande : « Donnemoi ta fille pour épouse. » Étrange vision. Qui, la nuit suivante joue à nouveau les apparition­s. Tout comme le surlendema­in. À trois reprises, la figure sainte réitère son souhait d’obtenir la main de Cibeline. C’est assez pour convaincre ce père désespéré qui emmène sa tendre enfant à la rencontre de Saint Porcaire au monastère de Lérins. Quelques phrases ont suffi à l’homme d’église pour interpréte­r le sens de ces visites nocturnes. Posant son regard sur la jeune femme, il lui soumet la propositio­n qui changera son avenir : « Veux-tu, pour l’amour de Dieu, et par dévotion à Saint Honorat, veuxtu garder la chasteté et prendre le voile au monastère d’Arluc ? » Son coeur s’emballe. Elle se pensait au bord du précipice, elle avait tort. Elle vient juste de s’en approcher pour de vrai. La culpabilit­é vient de lui transperce­r les poumons. Son souffle est court. Comme si chaque syllabe devenait un effort: «J’ai trahi le Seigneur en acceptant de prendre époux… » Infamie. Elle ressent du dégoût pour elle-même. « Je crois vraiment que je suis atteinte de cette affreuse maladie par un jugement de Dieu, pour avoir violé ma promesse! » C’est ainsi qu’elle se retrouve ici. Transparen­te. Éclatante. Devant elle, l’étendue d’eau devient lac. Océan. Il y a quelques instants encore, les reliques de Saint Honorat y baignaient. Des mains s’y plongent puis se collent contre ses voûtes plantaires, sa nuque, ses épaules. À chaque seconde, Cibeline se sent plus légère. Convaincue d’avoir gagné le pardon en acceptant de se marier une seconde fois comme une première. Devant les flammes, sa mue. Centimètre par centimètre sa peau affectée devient lambeau. La lépreuse miraculeus­e. La veuve miraculée. De son monastère elle ne sortit plus jamais.

Source : Dictionnai­re d’Antibes-Juan-les-Pins, Pierre Tosan (HEPTA-Antibes), 1998.

‘‘ Cibeline déçue alors déchue ” ‘‘ Elle se pensait au bord du précipice... ”

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(Photos archives Frantz Chavaroche et N.-M.) « C’est assez pour convaincre ce père désespéré d’emmener sa tendre enfant au monastère de Lérins. »

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