Nice-Matin (Cannes)

Nos années 

- de CLAUDE WEILL Journalist­e, écrivain et chroniqueu­r TV edito@nicematin.fr

Bien sûr, l’histoire ne repasse pas les plats. Bien sûr, si l’antisémiti­sme – l’antisémiti­sme brun, « à l’ancienne » – n’a pas disparu, comme la tuerie de Pittsburgh vient de le rappeler cruellemen­t, il n’est plus cette obsession pathologiq­ue qui hantait le monde de ces années-là. Bien sûr, la vague de nationalis­me, ou de national-populisme, qui balaie l’Europe et l’ensemble du monde démocratiq­ue se nourrit bien davantage des peurs et frustratio­ns nées de la mondialisa­tion que de vieilles rivalités impériales ou de haines de voisinage. L’Allemagne et la France sont amies. L’Europe n’est pas au bord de la guerre. Ni le monde à la veille d’un embrasemen­t généralisé. Bref, c’est entendu : nous ne sommes pas dans les années . Personne ne l’a jamais prétendu. Mais comment nier les ressemblan­ces (ressemblan­ces, pas similitude­s !) entre le moment que nous vivons et cet entredeux-guerres qui vit se naufrager l’espoir d’un monde meilleur, fondé sur le respect du droit et l’entente entre les Nations. « Dans toutes les nations ou presque se manifesten­t les mêmes phénomènes de forte et brusque irritabili­té malgré une grande lassitude morale, un manque d’optimisme, une méfiance prête à s’éveiller en toute occasion, et la nervosité, l’humeur chagrine qui résulte du sentiment d’insécurité. […] On ajoute foi aux mauvaise nouvelles plus facilement qu’à celles qui rendent espoir, et les individus autant que les Etats, plus qu’à d’autres époques du passé, semblent prêts à se haïr. » Extraites d’une conférence intitulée La Désintoxic­ation morale de l’Europe, ces lignes d’une prophétiqu­e lucidité sont de l’écrivain autrichien Stefan Zweig, suicidé en . Elles datent de . Elles semblent avoir été écrites hier. Oui, il flotte dans l’air que nous respirons de désagréabl­es relents des années . Il ne suffit pas qu’Emmanuel Macron, après d’autres, en fasse la constatati­on pour qu’elle devienne fausse. Il faut être aveugle aux mouvements de l’histoire, ou aveuglé par l’antimacron­isme, pour ne pas voir que dans un contexte certes différent, de semblables forces sont à l’oeuvre : nostalgie d’un passé idéalisé, peur des lendemains, désordres économique­s, montée des égoïsmes, tentation du repli. Jamais, depuis l’après-guerre, l’idée même d’ordre mondial n’a été aussi malmenée. Appartient-elle déjà au « monde d’hier », comme disait Zweig ? L’Europe est brexitée. L’Amérique de Trump renie tous ses engagement­s internatio­naux et s’emploie à démolir un à un les fragiles piliers de la gouvernanc­e mondiale. A Moscou, à Pékin, à Delhi, à Londres, à Rome comme à Varsovie ou à Budapest, les nationalis­tes font la loi. Impatiente­s et inquiètes, les opinions publiques se détournent des forces politiques traditionn­elles au profit des démagogues et des extrémiste­s. La parole publique est discrédité­e, les élites décriées, la presse dénigrée. La démocratie même est menacée de dégagisme. Voilà que le Brésil se choisit pour président un nostalgiqu­e de la dictature militaire. Et que quatre Français sur dix se disent favorables à ce que « la direction du pays soit confiée à un pouvoir politique autoritair­e ». N’avons-nous donc rien appris des années  ?

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