Au coeur de la manifestation à Paris avec des Toulonnais
Les yeux sont boursouflés de fatigue. 10 heures, place de l’Étoile. Madjid, Julien et Willy ont roulé toute la nuit. Aucun n’a dormi. L’horloge de la Peugeot 3008 affichait une heure du matin quand ils ont quitté Toulon. Les trois copains se sont cotisés pour partager péage et frais d’essence. Leur prise de contact avec la grande manif’ de Paris se fait au Drugstore Publicis, en haut des Champs-Élysées, à quelques pas du rond-point de l’Étoile. Depuis huit heures du matin, des « gilets jaunes » s’amassent là. Sur la plus célèbre avenue du monde, dans un vent glacial, souffle la colère du peuple français. Un hélicoptère tournoie bruyamment.
«Collabos, vendus ! »
Soudain, les manifestants occupent le rond-point de l’Étoile. « Macron, démission !» Des camions de CRS se positionnent, sous les huées. Des « collabos ! », « vendus ! », fusent. Il est tôt mais la tension est palpable. Willy observe. Il est chauffeur de bus à Toulon à la RMTT. Il arrondit ses fins de mois comme auto-entrepreneur. « Je suis pompé à 25 % de mon chiffre d’affaires. C’est dur pour tout le monde, mais je ne suis pas ici que pour ma cause. Je viens défendre ceux qui rament en permanence. » Un vent mauvais flotte dans l’air. Le pavé parisien sent la poudre : des gars tout de noir vêtus, équipés de masques à gaz, de lunettes de protection, de gants, s’infiltrent. Armés pour la guerre. Madjid Lachemi, 38 ans, filme tout. Il est en direct sur Internet pour ses amis toulonnais. Il est connu là-bas pour prendre le volant et les fourneaux de la Fourchette qui roule. Un sympathique food truck noir et violet qui sillonne Toulon et ses alentours. Madjid a travaillé jusqu’à la veille au soir, comme ses deux compagnons de voyage. «Je viens me battre pour deux personnes en particulier. Ils touchent 640 euros par mois à deux, ils sont âgés. Les gens ne s’en sortent plus. J’ai un camion restaurant, les tarifs sont bas, mais certains me disent qu’ils se restreignent à venir manger une fois par mois. Vous trouvez ça normal ?» Madjid ne lâche pas son téléphone. Il dit ne pas faire confiance aux médias pour relayer la mobilisation. Mais garde le sourire avec nous. Plus loin une équipe de France 2 est violemment invectivée par des « gilets jau- nes » : « Suppôts de Macron ! Journalopes ! »
« Macron n’entend pas la colère »
Il est onze heures, les Champs-Élysées changent de visage. Des groupes provoquent les CRS, massés en très grand nombre. Les manifestants ont délaissé le Champde-Mars. «On ne voulait pas qu’on nous impose un lieu»,
explique Julien le Toulonnais de 28 ans. Il travaille dans une société d’assainissement. Avec ses camarades, il reste en retrait des heurts. Plus loin, discussion avec un retraité, Jean-Paul Mauduit, 58 ans, ancien chauffeur routier. Il est « monté » en train à Paris, avec une réduc. «C’est difficile au quotidien mais je viens surtout soutenir ceux qui ont moins.» Il explique qu’entre fin du monde et fin de mois, l’urgence lui impose de choisir le second choix. Un autre retraité observe de loin les affrontements qui s’amplifient. De lui sourd une colère froide. Jean-Pierre, Nivernais, taiseux de 66 ans, ancien boucher, lâche : « Macron est bon pour taxer, mais il n’entend pas notre colère. »
Sur les Champs, comme partout en France, on vient crier son ras-le-bol de ces fins de mois difficiles qui commencent le 5. En fin de matinée, la situation bascule, des groupes arrachent des grilles sur le rond-point des Champs-Élysées, les balancent sur les CRS. Ces derniers répliquent avec des grenades assourdissantes, du gaz lacrymogène. Ça prend à la gorge et donne envie de vomir. Les regards sont rouges larmoyants. La foule reflue mais pas les activistes d’extrême-droite, ni les black blocs. Ils arrachent des pavés, les lancent sur les forces de l’ordre. Plus haut, une remorque brûle et explose soudainement. En milieu d’après-midi, des excités tentent de mettre le feu à la terrasse de la boulangerie Chez Paul. L’insurrection s’empare des Champs. Une voiture est incendiée. Une bouteille de gaz explose, le barnum du Georges-V prend
feu. Madjid filme encore. Il ne regrette pas d’être venu. Mais avec un bémol. «Le début de la journée était bien, on a été entendus, mais pas la fin. Les cagoules, la casse, c’est trop. » Julien, mine grave, est consterné. «On avait peur que
ça finisse ainsi. On était là pour manifester pacifiquement. Faire mille bornes pour ça, je suis amer. » Pour Willy, cette journée en appelle d’autres : « C’est l’acte I de l’acte II », formule-t-il. Le groupe de trois Toulonnais rebrousse chemin en milieu d’après-midi. L’urgence : du repos avant de repartir. La route va être longue.