Nice-Matin (Cannes)

«GILETS JAUNES» : UNE VIE DANS ROUGE LE

Reportage dans la France besogneuse qui n’arrive pas à joindre les deux bouts. À l’image de ces travailleu­rs des Alpes-Maritimes qui crient leur ras-le-bol en accord avec les gilets jaunes

- GRÉGORY LECLERC gleclerc@nicematin.fr

Parmi les manifestan­ts qui se mobilisent depuis trois semaines dans tout le départemen­t, nombreux sont ceux qui affrontent une vie de galère. Ils témoignent, loin des clichés bling-bling sur la Côte d’Azur.

Prière de ne pas stationner, sortie de voitures. » Jean, 52 ans, entrouvre la porte de son garage de l’arrière-pays niçois, sur lequel est apposé le panneau. Il a longtemps hésité avant d’accepter. La honte, la peur du regard des autres. Il entend déjà la vox populi qui lira ces lignes : «De quoi se plaint-il après tout ? » Car ce fonctionna­ire émarge à 1 500 euros net. « Et puis je m’en fous, je veux bien témoigner», a lâché Jean au téléphone, du ton de ceux qui n’ont plus rien à perdre. Nous voilà donc devant la double porte en bois frappée du panneau d’interdicti­on de stationner. Elle s’ouvre: «C’est mon enfer ». Il habite là dans ce garage-cave. Ni électricit­é, ni eau courante. 6° le matin. Le capharnaüm saute au visage. Sous une voûte aux pierres froides et humides, il faut se frayer un passage. 25 m2 encombrés d’armoires de récupérati­on et de cartons qui dégueulent leur trop-plein. Ils sont témoins d’une vie

‘‘ ancienne : robinetter­ie de marque, accessoire­s de nautisme, vêtements. Jean déballe un grand carton d’où émerge une branche verte, synthétiqu­e : «Regardez, mon super-sapin de Noël, je le vends. Il est magnifique, on n’en trouve plus des comme ça. » C’est dans cette cave que le quinquagén­aire, mi mentonnais, mi breton, revient dormir tard le soir après avoir travaillé toute la journée, avoir mangé, et s’être douché à Nice. Jean rentre-t-il dans la catégorie travailleu­r pauvre ? Non. Est-il sous le seuil de pauvreté ? Non. Mais il est l’illustrati­on que, même à ce « niveau » de salaire, un accident de la vie peut vous projeter en enfer sur la Côte d’Azur. Au banc des accusés: le coût du logement. En Provence-Alpes-Côte d’Azur, plus de 850 000 habitants (17,3 % de la population) vivent sous le seuil de pauvreté (1). Le plus fort taux après la Corse et les Hautsde-France. Loin de l’image de cette Côte d’Azur riche, balnéaire, que des millions de touristes visitent chaque année. Le taux de pauvreté dans les Alpes-Maritimes était de 15,8 % en 2015 contre 14,2 % au plan national (2). Quand on est pauvre sur la Côte d’Azur, on l’est donc plus que presque n’importe où en France.

Plus de  % pour le logement

La raison ? « Le “taux d’effort au logement” est un des plus élevés de France. Les ménages consacrent en moyenne plus de 25 % de leurs ressources, déduction faite des aides publiques, pour se loger », analyse Christophe Paquette, directeur de l’Insertion au Départemen­t des Alpes-Maritimes (3). Retour dans l’arrière-pays. Sur le côté d’une armoire en contreplaq­ué, un panneau photos – intitulé «Mon papa et moi» – raconte un autre Jean. On le voit juché avec sa fille sur un scooter des neiges au Québec. Ou en costume-cravate, en famille, devant la mer. Une autre vie. Entre deux : un divorce qui l’a mis à terre financière­ment. Bateau, appart, tout a été revendu, sauf le garage. Il cumule les soucis. Son problème d’élocution Jean le doit, explique-t-il, à une opération dentaire qui s’est très mal déroulée. Elle lui coûte cher en frais de justice. Il espère que gagner le procès lui permettra de sortir la tête de l’eau. Son budget ? Un crédit (200 € par mois), des assurances, le gasoil de son Kangoo de 200000 kilomètres, une pension alimentair­e, la nourriture – « Entre 200 et 300 euros. Des fois je fais des boulimies » –, et les impôts (800 euros par an). Ne lui restent que 120 euros en fin de mois. Avec ses 1 500 € net, il n’a, affirme-t-il, le droit à aucune aide. « Une assistante sociale m’a dit qu’elle ne pouvait pas m’aider, que je gagnais trop. » Au volant de sa voiture, Jean est tombé sur une patrouille de police il y a quelques jours. «Mes pneus étaient aussi lisses que des slicks» (4), rigole-t-il. Il faudra les changer. Il s’inquiète du renforceme­nt des mesures de con- trôle technique. Autant dire que la prime à la conversion écologique le fait doucement rigoler. « Macron c’est un charlot. Il n’a qu’à venir ici pour voir. » Jean a manifesté ces derniers jours aux côtés des « gilets jaunes ». Sur un rondpoint à Nice ouest, il a croisé Patrick Cribouw. Ce sexagénair­e exubérant, à la fière moustache en guidon, est « night auditor ». À 64 ans, il s’occupe ponctuelle­ment de l’accueil nocturne d’un palace niçois, gagne entre 450 et 800 euros par mois et touche un RSA tampon jusqu’à la retraite. Sa perspectiv­e : moins de 1 000 € de pension. Travaillan­t depuis l’âge de 16 ans, ayant longtemps oeuvré comme consultant en communicat­ion à Paris, il vit depuis dix ans à Nice. Un travailleu­r pauvre, comme on en trouve beaucoup sur les barrages. « Je suis en colère, il y a beaucoup d’abus, on crève la faim », expliquet-il. « Quand tu vois le salaire de gens comme Carlos Ghosn, c’est inadmissib­le.» Il ne lâchera pas le mouvement des « gilets jaunes ». Retour dans le centre de Nice. Bénédicte Brival n’a pas le temps de squatter les ronds points mais elle est solidaire. Cette infirmière libérale de 49 ans travaille sept jours sur sept dans son cabinet de la rue Arson. Elle croule sous les dettes. Deux mois de burn out non indemnisés, des charges qui, dit-elle, l’asphyxient : c’est l’overdose. Elle doit s’acquitter de 9 000 euros annuels pour sa retraite avec pour perspectiv­e de ne toucher à terme que 300400 euros de pension. Sans oublier son cabinet, ses frais, les impôts, ses trois filles. « Ce mois-ci je n’ai rien gagné, les huissiers me courent après. » La profession, en plein malaise, multiplie les grèves. Si Bénédicte effectue plusieurs soins lors d’une même visite, le premier est tarifé à taux plein, le deuxième à 50 %, les autres ne sont pas payés... C’est l’une de ses filles, revenue à Nice pour elle, qui aide financière­ment à remplir le frigo. Pâtes et riz au menu. Le regard de Bénédicte est las. « Je vais changer de métier. J’en avais pourtant rêvé. »

1. Source note Insee N°32, décembre 2016 2. Derniers chiffres en date de l’Insee 3. Après avoir occupé la première place de cet indicateur, le départemen­t est repassé derrière Paris 4. Pneus de compétitio­n dont la bande de roulement est lisse

Ni électricit­é, ni eau courante”

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(Photos Eric Ottino) Jean,  ans, fonctionna­ire, vit dans son garage-cave de l’arrière-pays niçois.
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(DR) Patrick Cribouw,  ans.
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Bénédicte Brival,  ans, infirmière.

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