Nice-Matin (Cannes)

Latifa Ibn Ziaten: «Je ne veux pas d’un autre Merah»

Depuis six ans, elle traverse la France pour délivrer son discours de tolérance et de vivre ensemble à destinatio­n des plus jeunes. Une leçon humaine dispensée avec amour

- PROPOS RECUEILLIS PAR MAXIME ROVELLO mrovello@nicematin.fr

Le 11 mars 2012, la vie de Latifa Ibn Ziaten prend un tournant dramatique lorsque son fils, Imad, tombe sous les balles de Mohamed Merah. Elle crée par la suite l’associatio­n « Imad pour la jeunesse et la paix » avec laquelle elle sillonne la France, mais aussi le monde, à la rencontre des jeunes, dans les établissem­ents scolaires mais aussi les prisons pour leur parler du danger des extrémisme­s et de la radicalisa­tion. De passage au collège Carnot de Grasse, elle est revenue sur six années d’un combat qu’elle n’est pas prêt d’arrêter.

Déjà six ans. Quel bilan tirezvous de cette croisade pacifique ?

C’est un peu compliqué. Avant je parlais d’éducation mais ça va plus loin que ça. Aujourd’hui, je vois les difficulté­s de ces mères. Ces femmes qui sont venues en France en même temps que moi, ou avant, et qui se trouvent dans ces ghettos. Elles ne parlent pas le français et ne sont pas intégrées. Elles n’ont pas enseigné de valeurs à leurs enfants car elles ne les ont pas apprises eux-mêmes. Elles n’ont pas eu cette chance que j’ai eue. Cela donne des jeunes qui ne réussissen­t pas et qui se tournent vers la religion pour combler le vide. L’État a sa part de responsabi­lité. S’il avait donné sa chance à ces familles, les jeunes n’en seraient pas là aujourd’hui.

C’est-à-dire ?

Ils n’ont plus d’espoir. Pour réussir, un enfant doit avoir un modèle avec lui. Travailler avec les jeunes, l’école et le cadre familial, c’est le plus important. Ils me donnent le courage de continuer. Quand ils vous disent : « S’il vous plaît, restez derrière nous », je n’ai pas le droit de reculer. Je tendrais toujours ma main à un enfant qui appelle au secours.

Quel est votre message ?

Les points sur lesquels j’insiste le plus, c’est le respect, la confiance en soi et, surtout, de démarrer son moteur. C’est ce qui vous permet d’avancer, personne ne le démarrera à votre place. Le carburant de ce moteur, c’est l’espoir. Quand on a le dialogue et l’amour des parents, ce moteur démarre.

Vous restez en contact avec les élèves que vous rencontrez ?

Bien sûr. Par courrier, mail ou texto. Quand ils traversent une mauvaise passe, ils veulent parfois juste discuter, pour se sentir écouté, comme ils me disent. Je veux sauver tous ces jeunes, c’est mon obsession.

Y a-t-il des choses qui vous ont particuliè­rement marquées ?

Le manque de dialogue avec les élèves. Combien sont malheureux et ne le disent pas ? Ils le montrent par la violence car ils se sentent incompris. En réponse, ils ont une punition mais on ne se penche pas pour savoir ce que ça cache. Je pense aussi que le travail sur l’évolution de l’enfant doit se faire dès la dernière section de maternelle. Pas attendre le collège pour orienter. Beaucoup se retrouvent dans des filières qu’ils n’ont pas choisies, ou choisies par défaut. Cela conduit à l’échec scolaire.

Votre mission, c’est une façon d’évacuer le traumatism­e de la perte de votre fils ?

Non car cette souffrance vit toujours. Cette blessure grandit chaque jour, je ne la souhaite à personne. Je n’arrive pas à tourner la page. Mais ce que je fais aujourd’hui c’est grâce à lui, c’est lui qui m’a mise ici.

Vous avez d’autres projets avec l’associatio­n ?

Nous faisons beaucoup de projets avec les jeunes à l’étranger. En mars , nous ferons un « hommage-action » au Maroc. Nous rendrons hommage à Imad et en même temps nous allons ouvrir deux bibliothèq­ues dans des écoles grâce aux dons et à « Livres sans frontières ». Et une troisième dans une maison d’arrêt. Cela va montrer aux jeunes qui vont nous accompagne­r la chance qu’ils ont en France.

Vous êtes aidée par l’État ? N’estce pas à lui de faire ce que vous faites? Vous disiez qu’il a sa part de responsabi­lité…

Oui, nous n’avons pas de grosses subvention­s mais nous avons des aides, en plus des dons. Bien sûr, si les familles n’avaient pas été placées dans des ghettos, on n’en serait pas là aujourd’hui. Quand on a cette mixité, on peut apprendre de l’autre. Tant qu’on n’ouvrira pas les quartiers, il n’y aura pas d’égalité.

Vous avez un service de sécurité lors de vos déplacemen­ts. Vous subissez des menaces ?

Oui malheureus­ement. Certaines personnes ont du mal à accepter que je parle des valeurs de la République et de la laïcité avec mon foulard. Il y en a aussi du côté des frères musulmans car j’avertis les jeunes de ne pas tomber dans l’idéologie que certaines mosquées livrent avec un discours de haine.

Ça vous a donné envie d’arrêter ?

Non, je n’ai pas peur. J’ai perdu un fils de  ans, qu’est-ce qui peut m’arriver de pire ?

Peut-on remporter le combat contre la radicalisa­tion ?

Bien sûr. Elle se combat avec le dialogue et l’accompagne­ment. Pas avec la prison car elle nourrit encore plus la haine.

Les attentats du  juillet à Nice, du Bataclan ou Trèbes… Vous avez forcément une lecture différente. Comment avez-vous vécu ces drames ?

Chaque attentat réveille ma douleur. Je me demande pourquoi on en arrive encore là, alors qu’on est capable de stopper ça. Ça me révolte mais je ne dois pas m’arrêter. Je ne veux pas d’un autre Mohamed Merah, je me bats tous les jours pour ça. Je suis en contact avec des proches de victimes, nous nous soutenons mutuelleme­nt.

Vous effectuez vos interventi­ons voilée. C’est un sujet qui fait débat en France, vous n’avez pas peur de déranger ?

Mon foulard n’a rien à voir avec le voile. J’en porte depuis l’assassinat de mon fils, ça fait partie de mon deuil, c’est personnel. Je ne sens pas que je dérange. Je suis bien comme je suis, c’est ça la liberté.

La reine Rania de Jordanie a dit que « les musulmans modérés à travers le monde ne font pas assez pour gagner la lutte idéologiqu­e » contre Daech. Vous êtes d’accord ?

Je dis souvent aux jeunes que je prie. Ça ne me rend pas mieux qu’eux, ni pire. Je reste une personne humaine, comme eux. Ce qui compte, c’est ce qu’on apporte à son pays en étant respectueu­x des valeurs de la République. Quand on fait cela, on n’a pas besoin de se montrer plus que les autres.

Votre nom ressort souvent pour le prix Nobel de la paix…

C’est le père Christian Delorme, prêtre au diocèse de Lyon, qui a proposé ma candidatur­e. Il n’a pas regardé ma confession, ni mon apparence mais qui j’étais, je ne l’oublierais jamais. Je ne l’ai pas eu en  mais ce n’est pas grave. Rien que de savoir que mon dossier est passé dans les mains du jury, j’en étais très heureuse.

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(Photo Patrice Lapoirie) Latifa Ibn Ziaten était au collège Carnot de Grasse ces derniers jours pour rencontrer les élèves.

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