Alexis Spire : « Une réalité sociale souterraine vient de surgir »
Le sociologue Alexis Spire, auteur d’un ouvrage intitulé « Résistances à l’impôt, attachement à l’Etat », avait perçu les ferments de la révolte fiscale qui a engendré les «gilets jaunes». Son analyse
Imaginiez-vous que votre travail de recherche, consacré au rapport des Français à l’impôt, se traduirait de manière aussi concrète dans le mouvement des « gilets jaunes » ?
Le discours des « gilets jaunes » correspond assez bien à ce que j‘ai pu entendre lors des entretiens que j’ai menés pour écrire ce livre. Et lorsque j’ai analysé les questionnaires que j’avais reçus, j’ai été estomaqué par les résultats, parce qu’il y avait là une réalité sociale souterraine, et tellement invisible dans le débat public qu’elle devait apparaître d’une manière ou d’une autre. Mais j’ai été quand même très surpris de voir à quel point ce discours surgissait d’un coup dans l’actualité, et dans de telles proportions.
Au-delà de l’impôt, n’estce pas aujourd’hui le rapport entre les citoyens et l’Etat qui est au coeur des débats ? La taxe sur les carburants est au départ du mouvement, mais on voit bien aujourd’hui que fondamentalement, c’est la question du pouvoir d’achat, de la difficulté pour les classes populaires et une partie des classes moyennes à garder la tête hors de l’eau, qui est au centre des préoccupations. Cela dit, la question des prélèvements demeure centrale : quand on a intériorisé l’impossibilité d’une augmentation des salaires et des retraites, la baisse des taxes apparaît comme le seul moyen d’améliorer son pouvoir d’achat.
Peut-on essayer de caractériser ces « gilets jaunes » d’un point de vue social ?
Les éléments dont on dispose montrent que les « gilets jaunes » viennent majoritairement des classes populaires et d’une partie des classes moyennes, de zones rurales et de petites et moyennes villes. Ce sont des gens qui ont de grandes difficultés à boucler les fins de mois et qui ont le sentiment d’un éloignement, d’une dégradation, d’un rétrécissement des services publics auxquels ils sont par ailleurs très attachés.
Que faut-il penser des mesures annoncées par Edouard Philippe ? Au vu de la dynamique qui est aujourd’hui celle de ce mouvement, ces mesures arrivent trop tard. La contestation était partie sur les carburants, puis elle s’est centrée sur le pouvoir d’achat et l’injustice fiscale ; la mobilisation répond également à une demande de reconnaissance politique de ces travailleurs pauvres, mères isolées ou retraités qui se sentent marginalisés. Il n’est pas certain qu’un moratoire sur les taxes suffira à satisfaire leurs exigences.
Qu’en est-il de la proposition d’un grand débat sur l’impôt et les dépenses publiques ?
Aujourd’hui, il ne suffira pas d’ouvrir la discussion. Les recettes traditionnelles risquent de ne pas marcher. Il va donc falloir imaginer des solutions pour répondre à ce nouveau besoin de représentation politique. Et si on met les choses à plat, on va se rendre compte que le rapport à l’impôt fracture la société en groupes, à l’intérieur desquels chacun peut se sentir défavorisé : ruraux contre urbains, classes moyennes contre classes supérieures, retraités contre actifs… Il va être extrêmement compliqué de répondre à toutes ces catégories.
Ne voyez-vous pas une contradiction entre le fait de vouloir moins d’impôts tout en exigeant le maintien voire l’amélioration des services publics ?
En apparence, c’est en effet une contradiction, mais cette double exigence a aussi sa logique. Ce que les contribuables remettent en cause, c’est la question des dépenses de fonctionnement de l’Etat. L’attachement aux services publics, notamment à la protection sociale, va de pair avec une critique très dure des dépenses des élus, à travers des images comme le changement de la vaisselle de l’Élysée pour €, les déplacements en jets… Ce sont toutes ces dépenses considérées comme somptuaires, faites par des élites politiques coupées des réalités, qui sont mises en cause. Beaucoup plus que les services publics. Ce qui est en jeu aujourd’hui, c’est l’injustice fiscale.
Au final, le consentement à l’impôt est-il menacé ?
L’histoire de France est ponctuée de mouvements visant le pouvoir d’achat et les inégalités sociales, mais ce qui est frappant avec les « gilets jaunes », c’est cette convergence des exigences de justice fiscale et de justice sociale. C’est très nouveau, et propre à la période que nous vivons.