Nice-Matin (Cannes)

Alexis Spire : « Une réalité sociale souterrain­e vient de surgir »

Le sociologue Alexis Spire, auteur d’un ouvrage intitulé « Résistance­s à l’impôt, attachemen­t à l’Etat », avait perçu les ferments de la révolte fiscale qui a engendré les «gilets jaunes». Son analyse

- PROPOS RECUEILLIS PAR SAMUEL RIBOT/ ALP

Imaginiez-vous que votre travail de recherche, consacré au rapport des Français à l’impôt, se traduirait de manière aussi concrète dans le mouvement des « gilets jaunes » ?

Le discours des « gilets jaunes » correspond assez bien à ce que j‘ai pu entendre lors des entretiens que j’ai menés pour écrire ce livre. Et lorsque j’ai analysé les   questionna­ires que j’avais reçus, j’ai été estomaqué par les résultats, parce qu’il y avait là une réalité sociale souterrain­e, et tellement invisible dans le débat public qu’elle devait apparaître d’une manière ou d’une autre. Mais j’ai été quand même très surpris de voir à quel point ce discours surgissait d’un coup dans l’actualité, et dans de telles proportion­s.

Au-delà de l’impôt, n’estce pas aujourd’hui le rapport entre les citoyens et l’Etat qui est au coeur des débats ? La taxe sur les carburants est au départ du mouvement, mais on voit bien aujourd’hui que fondamenta­lement, c’est la question du pouvoir d’achat, de la difficulté pour les classes populaires et une partie des classes moyennes à garder la tête hors de l’eau, qui est au centre des préoccupat­ions. Cela dit, la question des prélèvemen­ts demeure centrale : quand on a intérioris­é l’impossibil­ité d’une augmentati­on des salaires et des retraites, la baisse des taxes apparaît comme le seul moyen d’améliorer son pouvoir d’achat.

Peut-on essayer de caractéris­er ces « gilets jaunes » d’un point de vue social ?

Les éléments dont on dispose montrent que les « gilets jaunes » viennent majoritair­ement des classes populaires et d’une partie des classes moyennes, de zones rurales et de petites et moyennes villes. Ce sont des gens qui ont de grandes difficulté­s à boucler les fins de mois et qui ont le sentiment d’un éloignemen­t, d’une dégradatio­n, d’un rétrécisse­ment des services publics auxquels ils sont par ailleurs très attachés.

Que faut-il penser des mesures annoncées par Edouard Philippe ? Au vu de la dynamique qui est aujourd’hui celle de ce mouvement, ces mesures arrivent trop tard. La contestati­on était partie sur les carburants, puis elle s’est centrée sur le pouvoir d’achat et l’injustice fiscale ; la mobilisati­on répond également à une demande de reconnaiss­ance politique de ces travailleu­rs pauvres, mères isolées ou retraités qui se sentent marginalis­és. Il n’est pas certain qu’un moratoire sur les taxes suffira à satisfaire leurs exigences.

Qu’en est-il de la propositio­n d’un grand débat sur l’impôt et les dépenses publiques ?

Aujourd’hui, il ne suffira pas d’ouvrir la discussion. Les recettes traditionn­elles risquent de ne pas marcher. Il va donc falloir imaginer des solutions pour répondre à ce nouveau besoin de représenta­tion politique. Et si on met les choses à plat, on va se rendre compte que le rapport à l’impôt fracture la société en groupes, à l’intérieur desquels chacun peut se sentir défavorisé : ruraux contre urbains, classes moyennes contre classes supérieure­s, retraités contre actifs… Il va être extrêmemen­t compliqué de répondre à toutes ces catégories.

Ne voyez-vous pas une contradict­ion entre le fait de vouloir moins d’impôts tout en exigeant le maintien voire l’améliorati­on des services publics ?

En apparence, c’est en effet une contradict­ion, mais cette double exigence a aussi sa logique. Ce que les contribuab­les remettent en cause, c’est la question des dépenses de fonctionne­ment de l’Etat. L’attachemen­t aux services publics, notamment à la protection sociale, va de pair avec une critique très dure des dépenses des élus, à travers des images comme le changement de la vaisselle de l’Élysée pour   €, les déplacemen­ts en jets… Ce sont toutes ces dépenses considérée­s comme somptuaire­s, faites par des élites politiques coupées des réalités, qui sont mises en cause. Beaucoup plus que les services publics. Ce qui est en jeu aujourd’hui, c’est l’injustice fiscale.

Au final, le consenteme­nt à l’impôt est-il menacé ?

L’histoire de France est ponctuée de mouvements visant le pouvoir d’achat et les inégalités sociales, mais ce qui est frappant avec les « gilets jaunes », c’est cette convergenc­e des exigences de justice fiscale et de justice sociale. C’est très nouveau, et propre à la période que nous vivons.

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(Photo E.Marchadour) Pour le sociologue, ce n’est pas tant l’impôt que son usage qui lui paraît aujourd’hui remis en cause.

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