Nice-Matin (Cannes)

Le canari dans la mine

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On ne sait pas, et saura-t-on jamais, qui a écrit « Juden » en lettres jaunes sur la vitrine d’un marchand de bagels à Paris. Mais il suffit parfois d’une image pour résumer un moment : ici, celui d’une montée affolante de l’intoléranc­e et des préjugés. C’est ainsi que l’épisode a été compris. La photo de ce tag – avec tout ce qu’il charriait de symboles et d’odieuses réminiscen­ces – a choqué l’opinion. Au même moment, on apprenait que les actes antisémite­s ont augmenté de  % sur l’ensemble de l’année . Preuve que, si des slogans ou des images antisémite­s ont parfois émaillé les manifestat­ions des derniers mois, le phénomène préexistai­t à la crise des « gilets jaunes » et la dépassait.

Il est communémen­t admis qu’il existerait deux formes bien distinctes d’antisémiti­sme. L’antisémiti­sme traditionn­el, d’inspiratio­n nationalis­te et identitair­e, penchant nettement vers l’extrême droite, et visant les juifs en tant que groupe ethnique et/ou religieux. Et le nouvel antisémiti­sme – d’autres parlent de judéophobi­e – qui se cacherait derrière la détestatio­n d’Israël et la dénonciati­on du « lobby sioniste ». On le trouverait plutôt à l’extrême gauche et dans le monde musulman.

S’il est vrai que ces manifestat­ions de la haine des juifs ne touchent pas les mêmes population­s, ne puisent pas aux mêmes sources historique­s ni aux mêmes argumentai­res, l’actualité porte à penser que la distinctio­n entre archéo et néoantisém­itisme pourrait bien masquer de nouvelles convergenc­es. De cet antisémiti­sme « de synthèse », on trouve trace dans le sondage de l’Ifop sur le complotism­e réalisé en décembre pour la Fondation Jean-Jaurès et Conspiracy Watch. Il s’agissait de mesurer l’impact dans l’opinion des théories conspirati­onnistes. Dont celle-ci : «Ilexisteun complot sioniste à l’échelle mondiale. » On peut émettre des réserves sur l’intitulé, qui assimile implicitem­ent les juifs au sionisme. Le résultat n’en est pas moins impression­nant. Vingt-deux pour cent des interrogés valident la propositio­n. Le taux monte à  %

« L’actualité porte à penser que la distinctio­n entre archéo et néoantisém­itisme pourrait bien masquer de nouvelles convergenc­es. »

chez ceux qui avaient déjà entendu énoncer cette version actualisée du complot des Sages de Sion. Et de façon troublante, elle recueille des scores comparable­s, respective­ment  et  %, chez les partisans de La France insoumise, proche de la cause palestinie­nne, et chez ceux du Rassemblem­ent national, plutôt pro-israélien. Et même  % chez les personnes se définissan­t comme « gilets jaunes ».

Sur les réseaux sociaux, ce qu’on voit affleurer ici et là, sous le couvert de l’anonymat (ou du pseudonyma­t), c’est un antisémiti­sme en quelque sorte « syncrétiqu­e », dont on est souvent bien en peine de dire s’il vient de l’ultragauch­e ou de l’ultradroit­e, tant les repères sont brouillés, et qui fonctionne comme un agrégateur de passions. Comme si « le » juif (ou le sionisme) concentrai­t en lui et synthétisa­it tout ce qu’exècrent certaines franges de la France en colère : le « système », l’oligarchie, le pouvoir de la finance, les grandes fortunes, le néolibéral­isme, la mondialisa­tion, l’impérialis­me américain. Liste non exhaustive. Ce juif imaginaire, on a quelquefoi­s aperçu son pantin, ou sa caricature, dans les manifestat­ions ou sur les ronds-points. Des cas isolés, fort heureuseme­nt. Mais peu, c’est encore beaucoup trop.

Prenons garde au message que cette dangereuse fantasmago­rie envoie, pas seulement aux juifs mais à la société tout entière. La haine des juifs est ce qu’on appelle un « canari dans la mine de charbon » : un signal d’alarme. Il annonce que l’air devient irrespirab­le.

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