« Pendant cinq ans, j’ai vécu sous une dictature »
Claude Rinck témoigne auprès des plus jeunes de sa vie d’adolescent dans l’Alsace annexée par les Nazis. Il se revendique « passeur de mémoire »
Dans une grande enveloppe, des lettres, des petits mots d’élèves adressés à Claude Rinck. Tous le remercient. Une lettre en particulier, écrite par un garçon et une fille en troisième, au collège de l’Eganaude, à Biot, le touche : « on vous a enlevé un jour votre nationalité et c’est une partie de votre identité qui vous a été volée. »
« Ils ont tout compris ! » sourit Claude Rinck. À bientôt 90 ans, cet homme de grande stature, professeur d’EPS, investi dans le monde sportif et associatif, vit une nouvelle vie. Le voici intervenant dans les collèges. La Fontonne, Sidney-Bechet, Bertone, l’Institut du MontSaint-Jean... « Passeur de mémoire », comme il dit. Grand témoin auprès des plus jeunes d’une époque terrible : la dictature nazie qui un jour s’est emparée de son Alsace natale et qu’il a subie, petit adolescent, au sein d’une famille passionnément francophile, durant presque cinq années. Au jour le jour. « Un soir, je me suis couché Français et au matin j’étais devenu Allemand. »
« Il est de mon devoir de parler...»
Pourquoi cette furieuse envie, aujourd’hui, de révéler ce qui constitue la part intime de son histoire ? « Je suis très attentif à la résurgence de mouvements racistes et xénophobes dans plusieurs pays, hélas de plus en plus nombreux. Mais, faisant partie d’une génération en voie d’extinction, je considère qu’il est de mon devoir de révéler et d’expliquer aux jeunes une partie non négligeable de mon passé, afin de les rendre attentifs aux dangers de pareils agissements. » C’est dit. Claude Rinck a pris son bâton de pèlerin. Infatigable. Il répond à toutes les invitations. Sa formation d’enseignant et le contact fréquent d’ados, au sein d’associations, facilite l’approche. Il a fallu se roder. « Une heure, c’est trop court. D’autant qu’après l’intervention, il y a des questions. Un échange. C’est primordial. »
On privilégie donc la réunion de plusieurs classes, sur deux heures. La première heure permet d’évoquer la situation de l’Europe, à la veille de la deuxième guerre mondiale. Le grand désir de paix de la France après l’hécatombe des tranchées. La soif de revanche de l’Allemagne, qui s’estime humiliée par le traité de Versailles. La montée des populismes. Autant d’échos qui se répercutent aujourd’hui. Différents, certes, mais inquiétants. D’où le message de vigilance martelé par Claude Rinck. Le poids de son témoignage auprès des jeunes esprits est fort, car il parle d’un adolescent de leur âge, de son vécu quotidien, du lycée à Strasbourg, de la famille, des copains... Un univers complètement bouleversé par la marche de l’Histoire.
« Ils ont brûlé des Paris Match ! »
« En 1940, les départements du Haut-Rhin, Bas-Rhin et la Moselle sont annexés à l’Allemagne. J’étais donc allemand, sous le régime national-socialisme. » Le petit Claude a 11 ans. Les souvenirs s’enchaînent. « Le nom des rues a été germanisé. Les bâtiments aussi. Tout à l’honneur d’Hitler. Heureusement, le lycée Fustel-de-Coulanges, mon lycée, a été baptisé du nom d’un des bâtisseurs de la cathédrale. Ça passait. Mon prénom Claude était jugé trop français. On a pris le second, Frédéric. Il y avait l’interdiction de parler Français. L’interdiction de la littérature française. Il n’y avait plus de maire. Toute l’administration a été germanisée. Dans le village au pied des Vosges, où ma famille et moi séjournions, après l’évacuation de Strasbourg, un autodafé a été organisé. Les villageois sont venus les mains vides et le nouveau responsable a brûlé des exemplaires de Paris Match ! Ridicule. »
Claude et ses copains sympathisent avec le voisin qui vit en face de la maison. Un tailleur que les petits finissent par appeler amicalement « Papa Simon ». « Un jour, j’ai vu par la fenêtre, une voiture de police et « Papa Simon » et sa femme ont été jetés dedans. Ils avaient une valise. J’étais choqué. J’ai appelé ma mère. À l’époque, mon père était mobilisé. Elle a levé les bras au ciel, d’impuissance en disant « que veuxtu ! Il est Juif ». C’est gravé en moi ». Face aux collégiens d’aujourd’hui, dans une France en paix depuis des décennies, Claude Rinck évoque aussi les dimanches dans l’Alsace allemande, « malgré elle », où il fallait pavoiser les balcons.
« Pour ne pas pavoiser, on fermait les volets »
Impossible pour la famille 100 % francophile d’afficher des croix gammées ! « On était trois, mes parents et moi. Je me souviens avant la guerre, dès que la Marseillaise était jouée à la radio, on se levait de table ». Alors, le dimanche pour éviter de se faire arrêter, faute d’avoir arborer des drapeaux nazis.. «On fermait les volets, et on restait dans la cuisine. Ou le matin, très tôt, on filait sur les vélos, à la campagne. À Strasbourg, tous les quartiers ont été réorganisés, en blocs, en cellules... Pour mieux surveiller les gens et les dénconcer. Moi, à la maison, j’avais droit à des dictées chaque semaine en français, pour ne pas oublier...»
La vie scolaire épouse un rythme militaire : le lundi matin, le lever des couleurs, l’hymne et le salut nazi... Il y a aussi l’obligation, faute de sanction lourde, d’adhérer aux jeunesses hitlériennes. «Onnousdisait, c’est cela ou être exclu ! ». Claude et un groupe d’amis irréductibles se vengent en souillant, avec un mélange d’eau et de craie, le portrait d’Hitler, obligatoire dans les salles de classe ! « Le concierge avait repéré, mais laissait faire...» Et, c’est le miracle. La guerre est finie et Claude échappe, à quelques mois près, à un destin funeste que d’autres, hélas, ont connu : être envoyé au front à l’âge de 15 ou 16 ans. Il montre toujours aux collégiens les photos de ces enfants soldats. Des gamins. « A un an près, ce pourrait être vous ! »