Nice-Matin (Cannes)

Pascal Perrineau : « Oser une vraie décentrali­sation »

Le spécialist­e et professeur de sociologie électorale décrypte dans son dernier livre les fractures françaises. Pour les réduire, il invite en particulie­r à renforcer la démocratie territoria­le

- PROPOS RECUEILLIS PAR THIERRY PRUDHON tprudhon@nicematin.fr

Le politologu­e Pascal Perrineau fut l’un des cinq « garants » du Grand Débat national. Il vient de publier Le grand écart, chronique d’une démocratie fragmentée (1), qui dresse le constat d’une société française sens dessus dessous, écartelée entre un rejet massif de la démocratie représenta­tive, la colère stérile de la rue et le souhait d’une démocratie participat­ive encore balbutiant­e.

Le clivage entre les partisans d’une société fermée et ceux d’une société ouverte, perdants et gagnants de la mondialisa­tion, a-t-il définitive­ment remplacé l’opposition gauche - droite ?

Le clivage gauche - droite, qui date de deux siècles, est entré en crise depuis plusieurs années. Même quand les Français se sentent de gauche ou de droite, sur de multiples enjeux, l’Europe, la mondialisa­tion, le climat, ils se disent que ce clivage n’a plus de sens. Au second tour de multiples élections ne figurent plus ni le grand parti de droite ni celui de gauche. Et parmi les nouveaux clivages, l’un des plus forts est effectivem­ent celui qui sépare les tenants d’une société ouverte et ceux d’un recentrage national.

Vous saluez l’exercice du Grand Débat. Mais n’a-t-il pas accouché d’une souris ?

Après deux mois d’affronteme­nts et de violences, voir des Français se retrouver pour débattre et trouver des solutions de sortie de crise a été un moment béni. Deux millions de nos compatriot­es sont entrés dans ce processus. Le Président a pris des mesures qui en ont tenu compte. Mais ce Grand Débat a été si prolifique qu’il était impossible d’en épuiser la richesse en quelques semaines. Il faut que la puissance publique continue à puiser dans cette mine de données pour trouver des solutions en matière de services publics, d’écologie, de santé…

Les Français sont-ils si friands de démocratie participat­ive, quand on voit que la pétition pour un référendum sur la privatisat­ion d’ADP n’a, à ce jour, recueilli que  % des soutiens nécessaire­s ?

La démocratie participat­ive, jusqu’à présent, avait surtout été utilisée au niveau local. Or, quand on touchait plus d’un pour cent de la population concernée, c’était un succès ! La démocratie participat­ive ne mobilise qu’une minorité engagée dans le tissu politique. Il n’est pas envisageab­le qu’elle prenne la place de la démocratie représenta­tive, on serait très déçu. Deux millions de Français qui ont pris part au Grand Débat, par rapport à vingt-trois millions qui votent, c’est très relatif.

Le climat social actuel résulte-t-il du hiatus originel d’un prétendu « nouveau monde » qui a perpétué la domination des mêmes élites ?

Ce n’est qu’un élément. La grogne sociale est là depuis des années. Mais il est vrai que la révolution politique de  est arrivée par le haut. Emmanuel Macron ne s’est jamais enraciné dans la France d’en-bas, c’est sa faiblesse. Ses députés et ministres ont été recrutés, globalemen­t, dans la France d’en-haut. Macron a mis du temps à parler à la France des territoire­s. N’ayant jamais été élu avant, il n’avait pas cette sensibilit­é. Ce n’est qu’après avoir rencontré les maires lors du Grand Débat qu’il s’est aperçu que la France d’en-bas était utile et pouvait même lui sauver la mise. LREM n’a ni culture ni relais locaux, on le voit bien à l’approche des municipale­s. En Marche s’allie avec la droite ici, avec la gauche là, et ne se lance de façon autonome que dans assez peu d’endroits.

La fragmentat­ion de notre système politique va-t-elle se poursuivre aux municipale­s ?

La droite, comme la gauche, du fait de leur affaibliss­ement, adoptent elles aussi des stratégies d’alliance variables selon les villes. Il sera ardu, le soir des élections, de savoir qui aura gagné. Il y aura beaucoup de divers droite, divers gauche et « divers divers ». Les partis traditionn­els devraient, malgré tout, mieux tirer leur

Pascal Perrineau : « On ne construit pas l’avenir d’un pays sur du rejet. » épingle du jeu, du double fait qu’ils ont beaucoup de maires sortants et que ceux-ci, en général, sont appréciés de la population, justement parce qu’ils dépassent au quotidien le clivage gauche - droite.

Dans quelle mesure les écologiste­s peuvent-ils encore progresser ?

Ils ont une marge de progressio­n réelle. L’écologie bénéficie, en effet, de deux atouts : d’abord, la préoccupat­ion croissante des Français pour l’enjeu climatique, désormais ressenti comme une urgence absolue. Et l’écologie est, par ailleurs, une machine à recycler les déçus de la gauche, qui sont nombreux. Les sondages créditent les listes écologiste­s de scores à deux chiffres dans de très nombreuses communes.

Quelle est, de son côté, la marge de progressio­n du RN ?

Tout laisse à penser, pour l’instant, que l’on se dirige de nouveau vers un affronteme­nt Macron - Le Pen en , qui correspond au clivage actuel entre les tenants d’une société ouverte et les protection­nistes. Mais Marine Le Pen ferait alors un score plus élevé qu’en , parce que l’anti-macronisme a beaucoup crû depuis. Par hostilité au chef de l’Etat, des électeurs qui ne sont pas RN, y compris des insoumis, pourraient voter Le Pen.

Pensez-vous, pour autant, que Marine Le Pen soit en capacité d’accéder au pouvoir à l’avenir ?

Lors de la prochaine échéance, c’est peu envisageab­le. Si les Français envisagent un second tour Macron - Le Pen, en même temps  % ne le souhaitent pas. Ils font face à un choix de rejet : voter Macron parce qu’on ne veut pas de Le Pen, ou l’inverse. On ne construit pas l’avenir d’un pays sur du rejet. Il y a donc la recherche confuse d’autre chose. Personne ne l’incarne aujourd’hui. Cela pourrait faire le succès d’un candidat écolo, ou d’une force nouvelle comme le mouvement Cinq Etoiles en Italie ou Ciudadanos en Espagne. Des mouvements inclassabl­es qui d’un coup apparaisse­nt et captent des électeurs en quête de renouveau.

Faut-il, à votre sens, interdire les listes communauta­ires ?

Je comprends la crainte d’un communauta­risme qui viendrait polluer le débat démocratiq­ue. Mais je ne crois pas qu’une loi soit le bon moyen de le combattre. Il est très difficile, en effet, de définir ce qu’on entend par communauté, les critères objectifs qu’un juge pourrait prendre en compte : les chasseurs, les animaliste­s, le Parti chrétien-démocrate, se définissen­t par rapport aux normes d’une communauté. Si on met le doigt dans l’engrenage, il sera très délicat de distinguer le communauta­risme musulman d’autres communauta­rismes. Les préfets ont déjà les moyens de sanctionne­r d’éventuels élus aux pratiques communauta­ristes. Une réponse législativ­e donnerait beaucoup d’importance à un petit parti musulman qui n’a obtenu que   voix (, %) aux européenne­s.

La colère des « gilets jaunes », c’est le social qui a repris ses droits sur le sociétal ?

Oui, la question sociale a fait son retour. Elle touche les classes moyennes inférieure­s, inquiètes pour leurs fins de mois et l’avenir de leurs enfants. Les « gilets jaunes » ont été les vecteurs du retour de la question sociale, mais sans lui donner de débouchés : leur haine de la représenta­tion et d’un quelconque leadership les a privés d’horizon politique.

Les médias ont-ils trop grossi le mouvement, qui n’a jamais dépassé   manifestan­ts ?

Les médias n’ont aucune capacité à créer ex nihilo un événement ou une force politique. Les

« gilets jaunes » sont apparus parce que les syndicats sont en crise. Mais les médias sont les coconstruc­teurs des phénomènes politiques et il est vrai que des chaînes d’info, BFM notamment ont donné à ses débuts une place considérab­le à ce mouvement, par attrait de la nouveauté. Il était loin d’être négligeabl­e mais n’avait pas la puissance qu’on lui a prêtée : certains Français ont fini par croire qu’il y avait des millions de personnes dans la rue !

La France est-elle devenue un pays ingouverna­ble ?

Oui. Gouverner est devenu un métier de plus en plus difficile. D’abord parce que l’Etat ne peut pas tout, Lionel Jospin le disait déjà, et que persiste pourtant une croyance dans la toute-puissance étatique. La confiance est ensuite accordée pour un temps de plus en plus court, quelques semaines à peine. Elus en mai, Sarkozy, Hollande ou Macron, ont vu leur popularité chuter dès septembre. Cette confiance qui ne remonte plus rend très délicat l’exercice du pouvoir. Notre démocratie ne fonctionne que sur un pied. Si elle ne se renouvelle pas, de plus en plus de Français seront tentés par un régime autoritair­e.

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La question sociale a fait son retour”

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Une tétanie sur l’outil référendai­re”

Comment peut-on remédier à l’individuat­ion de la société ?

C’est impossible, car elle a débuté dès la Révolution. Mais il faut faire en sorte que cette société d’individus reste démocratiq­ue. Il faut, d’abord, rééquilibr­er les pouvoirs qui penchent trop du côté de l’exécutif et du Président. Ce n’est pas sain. Nous manquons de contre-pouvoirs, il faut plus de contrepoid­s parlementa­ires. Il est, ensuite, nécessaire de réintrodui­re des mécanismes participat­ifs – c’est ce que fait Macron avec la Convention citoyenne sur le climat – et de réhabilite­r le référendum : il n’est pas normal que, depuis , il y ait une telle tétanie sur l’outil référendai­re. Sur de grandes questions, consulter le peuple est une bonne chose. Il faut, enfin, oser une véritable décentrali­sation. La France manque de vrais corps intermédia­ires, dotés de réelles compétence­s, clairement réparties entre les niveaux régional, départemen­tal et communal, et des moyens qui doivent aller de pair. Le pouvoir se rapprocher­ait ainsi des citoyens. 1. Editions Plon, 206 pages, 19 euros.

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(Photo E. D.)

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