Nice-Matin (Cannes)

François Durpaire : « Chaque citoyen noir se demande ce qui pourra bien un jour faire changer son pays… »

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Pour l’historien spécialist­e des Etats-Unis François Durpaire, ces vagues de manifestat­ions sont plus le marqueur de la société américaine que celui d’une politique.

Pourquoi la vague de manifestat­ion qui touche les Etats-Unis connaît un tel retentisse­ment ?

Cela vient de l’émotion ressentie par les gens qui ont vu la vidéo, très largement diffusée au-delà de la ville et des Etats-Unis. Ce n’est pas la première fois et il y a souvent ce cycle de manifestat­ions, de révoltes après de tels actes. C’est un cycle très ancien qu’on connaît depuis les années -. Si l’on veut se lancer dans un triste jeu de ressemblan­ce et de différence, on peut ainsi que  % des faits sont ressemblan­ts à ce qui s’est déjà produit dans le passé. Ce qui est différent, c’est qu’il ne s’agit plus d’émeute, mais d’acte de révolution. Du bris de vitrine

« traditionn­el », on est passé à l’incendie du commissari­at ! Pour la communauté noire du Minnesota, cela équivaut à la prise d’une Bastille. Il y a aussi, la puissance des médias et des réseaux sociaux. Le fait de filmer des interventi­ons policières n’est pas nouveau en soi, puisque les Blacks Panthers () le faisaient déjà. C’était une de leur méthodolog­ie d’action. Sauf que, aujourd’hui, il y a potentiell­ement plus de  millions de témoins oculaires, grâce au téléphone portable. Et les Américains concernés ont la réaction immédiate de filmer et de diffuser. Beaucoup considèren­t que c’est plus important que d’appeler les secours, pour avoir des preuves des agressions commises par la police. L’autre différence, c’est qu’il y a Donald Trump à la tête du pays et ses interventi­ons sur Twitter.

A propos de l’affaire de Minneapoli­s, un des tweets présidenti­els a justement été signalé comme une « apologie de la violence »…

Tout à fait. Il a écrit « quand les pillages démarrent, les tirs commencent ». C’est une manière de dire qu’il peut faire intervenir la Garde nationale, avec des ordres de tir. On sait aussi que le Président a tenu des propos ambigus sur les suprémacis­tes blancs. Sur les grandes différence­s avec le passé, il y a un aspect d’absence de leadership. Dans les années , on pouvait citer d’un côté les Kennedy ou Johnson et de l’autre Martin Luther King. Aujourd’hui, on imagine difficilem­ent Donald Trump s’asseoir autour d’une table pour discuter du problème des bavures policières envers une communauté noire qui n’a pas, aujourd’hui, de grand leader. Les AfroAméric­ains ont, par ailleurs, du mal à se tourner vers le parti démocrate où Joe Biden a, lui-même, été taxé de préjugé racial il y a quelques jours quand il a déclaré à un électeur noir qu’il « ne pouvait être noir s’il votait pour Trump… » Malgré tout, la communauté noire va tout de même voter majoritair­ement pour Biden. Mais on peut dire qu’il y a un pessimisme, une lassitude de la communauté noire, avec, par ailleurs, un déni de racisme très étendu qui finit par poser le problème de la réaction de la justice.

Le gouverneur démocrate du Minnesota appelle à des réformes de fond de la justice. C’est nouveau ?

Oui et c’est une pierre dans le jardin de Donald Trump qui a, lui-même, critiqué le maire démocrate de Minneapoli­s. Il y a une polarisati­on politique autour de cette affaire. Mais ce traumatism­e puissant et fort se transmet de génération en génération chez les Noirs, en dehors des politiques.

Cela va-t-il impacter la campagne électorale, ou pas du tout ?

C’est très difficile à dire. Par rapport à ce type d’événements, beaucoup d’Américains estiment qu’une campagne électorale est moins importante que l’histoire du pays et sa façon de fonctionne­r. Les événements de Minneapoli­s ont plus à voir avec la mentalité du pays qu’avec la campagne pour la présidenti­elle. Quand j’évoque le pessimisme du militant noir, je pense forcément à l’élection de Barack Obama. Rendez-vous compte, même un Président de couleur n’est pas parvenu à faire bouger les choses ! Chaque citoyen noir se demande ce qui pourra bien un jour faire changer cette situation. Martin Luther King disait que ce problème de racisme était celui de l’Américain blanc moyen. Et c’est vrai que cet Américain-là est moins concerné et ressent moins cette colère. Surtout, lui n’a pas peur ! Au contraire, les Noirs américains, femmes, adolescent­s ont peur de la police et se demandent, sans cesse, ce qui peut leur arriver. La victime des policiers de Minneapoli­s est un gardien d’immeuble, père de famille, qui n’a jamais eu de problème. On se demande bien ce que les policiers lui reprochaie­nt… Il faut donc plus miser sur un changement de mentalité que sur un changement politique. PROPOS RECUEILLIS PAR PHILIPPE MINARD (Agence locale de presse) 1. Le Black Panther Party est un mouvement révolution­naire de libération afro-américaine formé en Californie en 1966, dissous en 1982.

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