Sourde, elle plaide pour une meilleure inclusion à l’école
Christelle Luongkhan, Beausoleilloise de 21 ans, raconte dans un livre la difficulté pour les sourds de ne pas décrocher du système scolaire. Elle rêve d’une université spécialisée à Un plaidoyer touchant
Christelle Luongkhan est sourde profonde depuis toujours. Depuis sa naissance au centre hospitalier PrincesseGrace de Monaco, la jeune Beausoleilloise de 21 ans évolue dans le monde du silence. Avec un implant cochléaire et la langue des signes pour seules ouvertures sur le monde extérieur. Sa courte existence a des allures de leçon de vie. Chaque jour, c’est un combat permanent pour ne pas être isolée de l’autre monde, celui des « entendants ». Dans Deux Mondes , un livre publié aux éditions Renaissens – spécialisées dans la publication d’auteurs handicapés – elle dépeint un cursus scolaire semé d’embûches – à Nice, en ce qui la concerne. Et le résume en une phrase sans équivoque : « L’inclusion des sourds en milieu ordinaire équivaut, je crois, à une certaine forme de cruauté. Une cruauté (invisible pour les entendants), déguisée en égalité des chances. La vérité, c’est que dans ce contexte d’inclusion en milieu ordinaire, il n’y a pour les sourds aucune égalité des chances, au contraire : une diminution de leurs chances d’être instruits comme les autres », explique Christelle Luongkhan.
À la lecture des 150 pages, on retient un fil rouge : à quoi bon l’intégration quand elle engendre souffrance, frustration, et accentue les discriminations du quotidien ? Dans cet ouvrage, la jeune femme tire la sonnette d’alarme, s’érige en porte-parole d’une communauté qui n’a pas pour habitude de prendre la plume. «80% des sourds seraient actuellement illettrés (1), selon un rapport gouvernemental récent », souffle-t-elle. Entretien.
À onze mois, on vous diagnostique sourde profonde. Première difficulté de vie : le contexte familial…
Quand on m’a diagnostiquée sourde à %, mes parents ont été effondrés.
On m’a d’abord mis des sortes de prothèses mais qui ne servaient à rien.
Ils étaient encore plus désespérés. À deux ans, je suis entrée dans un centre spécialisé, Les Chanterelles, où tous les enfants étaient sourds. On nous apprenait à reproduire des sons avec de la peinture. Je m’y sentais bien. Ma mère avait beaucoup de mal à accepter que sa fille soit sourde. Elle avait très peur pour mon avenir.
Dans votre livre, Deux Mondes, vous dépeignez un système scolaire qui vous abandonne, qui ne fait rien pour intégrer les sourds (). Quelles doivent être les mesures de l’Éducation nationale pour vous intégrer pleinement ?
Les maîtres faisaient ce qu’ils pouvaient, les traducteurs sans doute aussi. Mais ce type d’enseignement par l’inclusion, c’est comme s’il n’y avait pas d’enseignement du tout.
Il nous isole encore plus et nous empêche de réussir. Il faut enseigner aux sourds toutes les matières, directement en Langue des signes française (LSF), dès le cours préparatoire. Et s’il s’agit d’une école ordinaire qui accueille des sourds, il faut que tous les autres enfants aient des cours de LSF. D’abord pour les empêcher de se moquer, ensuite pour faciliter l’intégration et pour qu’ils puissent aider les
‘‘ sourds plus tard quand ils en rencontreront.
Les spécialistes de l’Éducation nationale, qui décident de notre sort, ne connaissent rien aux sourds et ne font pas les bons choix. C’est vraiment dommage.
Cette période de votre vie vous a-t-elle anéantie et isolée ou, au contraire, forgé un caractère ?
Toute l’école primaire a été une période de grande souffrance et a fait de moi une petite guerrière. D’abord, je me suis rebellée face à cette injustice de ne pas pouvoir comprendre et apprendre comme les autres. En CM, je suis vraiment devenue une révoltée. Je compensais ce que je n’avais pas par des gadgets de toutes sortes. Et quand on ne voulait pas me les acheter, je les prenais quand même ! J’étais évidemment isolée par rapport aux autres car les sourds se mettaient tous ensemble à la récréation.
Nous n’étions jamais avec les « entendants », qui nous prenaient pour des débiles. Tout était dur pour moi mais je savais qu’il fallait que je lutte sans cesse. Je ne pouvais jamais me reposer comme les autres.
Le temps libre était utilisé pour les séances d’orthophonie où l’on m’apprenait à parler, à former les mots en regardant les lèvres. Quand on m’a opérée pour me mettre un implant, cela m’a beaucoup fatiguée, sans vraiment améliorer mon audition, juste l’audition périphérique.
Aujourd’hui, vous semblez épanouie dans vos études de mode… Racontez-nous ce qui a changé.
J’ai eu la chance en e, au collège Jean-Henri Fabre de Nice et jusqu’à la fin de la e, d’avoir enfin accès à un enseignement des matières générales en LSF avec de super professeurs. Mais il me fallait rattraper cinq années de primaire ! Heureusement, j’ai découvert la lecture grâce à l’ordinateur de mon père avec «LireavecFuri» . Quand j’ai vu, en e, que je commençais à comprendre ce qu’on m’enseignait, j’ai eu un peu plus confiance en moi. Mon seul but a été alors de développer mes connaissances pour réussir. J’aimais la mode depuis toute petite et c’est pour cela que j’ai choisi un lycée professionnel où j’étais la seule sourde. Là-bas, toutes les filles étaient gentilles. Elles m’acceptaient comme j’étais, essayaient de comprendre quand j’oralisais (sinon j’écrivais sur mon téléphone ou sur un papier). J’ai eu mon bac, pas comme la plupart des autres sourds. Désormais, j’étudie à l’école de mode à Cannes jusqu’en . Depuis la première année, j’ai fait sept créations (des robes et une chemise pour l’hommage à Karl Lagerfeld). J’ai très envie de faire des projets fous, des créations exceptionnelles. Je pense que je déposerai ma marque de vêtements bientôt… J’essaie de faire une ligne de vêtements unisexe de la streetwear/K-pop pour les fans d’Asie.
Vous plaidez pour la création d’une université pour les sourds, à Monaco, comme aux ÉtatsUnis. Pourquoi ?
Parce que, nous aussi, nous devons avoir accès à l’enseignement supérieur, être très bien formés et trouver du travail. Pas à moitié. Il y a très peu d’accessibilité en LSF dans l’enseignement supérieur.
Par exemple, j’ai des amis qui ont été acceptés en lettres mais rien n’est adapté. Les professeurs ne font que parler mais il n’y a aucun traducteur et pas assez de documents écrits. Évidemment, ils décrochent tout de suite. Et pourquoi toujours passer par une traduction quand on peut nous enseigner dans notre propre langue ? Il faut qu’il y ait ce type d’université en Europe. Monaco serait l’endroit idéal.
L’écriture, une passion ou un moyen de se faire entendre ?
C’est un outil vraiment indispensable pour s’exprimer. Je vais bientôt créer mon blog pour pouvoir échanger avec tout le monde et pas seulement avec des sourds.
Comment vivez-vous cette période où les gens portent des masques ?
C’est assez difficile de communiquer dans les magasins, les cafétérias. J’écris toujours sur mon téléphone pour qu’ils comprennent mieux. J’ai très souvent du mal à comprendre quand on me parle avec le masque car je ne vois pas les lèvres et je ne perçois alors que du brouhaha autour de moi. Mais je comprends qu’il faille protéger les personnes fragiles et comme c’est la loi…
‘‘
Cet enseignement nous isole encore plus”
Dur de comprendre avec le masque”
Pendant la crise sanitaire, les allocutions du président et les conférences de presse du gouvernement étaient systématiquement en LSF. Une bonne chose ou reste-t-il encore beaucoup à faire dans ce domaine ?
Oui, je trouve que c’est très bien mais c’est vraiment dommage qu’on ne l’apprenne pas dans les écoles ordinaires pour aider les élèves sourds…
Un chiffre, cité sans source dans un rapport (1) gouvernemental datant de 1998, souvent avancé mais dont la fiabilité est mise en doute. A ce jour, aucun chiffre officiel ne recense le taux d’illettrisme parmi les sourds.
Interprète pas toujours présent à 100 %, (2) professeurs pas toujours compréhensifs et patients, moqueries contre les sourds de la part de certains entendants à qui l’on n’apprend pas la LSF.