La fierté d’un père
Ancien pilote coupé dans son élan, Étienne Quartararo a suivi pas à pas l’ascension de Fabio, de la trottinette à la Yamaha M1. Il raconte
« Une trajectoire éphémère »
« Pour moi, la compétition moto, ce fut une trajectoire éphémère. Après un apprentissage express en course de côte, où je deviens champion de Provence, ma première expérience sur circuit est couronnée de succès : champion de France 125, en 1983. Un an plus tard, le titre 250 m’échappe de justesse à cause d’un problème de carburation. Encore quelques départs en championnat d’Europe et l’histoire s’achève déjà. Faute de moyens, mais aussi parce qu’un tassement des cervicales me handicapait. Je n’avais plus de force dans l’avant-bras. L’intervention chirurgicale s’avérant trop aventureuse à l’époque, j’ai tiré un trait sur la moto à 22 ans. Énorme frustration ! »
« Pas besoin de roulettes »
« Quand j’ai installé mon premier fils, Anthony, sur une petite moto, il est parti direct dans le fossé. Patatras au milieu des ronces ! De quoi comprendre tout de suite qu’il ne suivrait pas mes traces. Gamin, Anthony préférait jouer au foot avec ses copains. Et puis Fabio a vu le jour. À deux ans et demi, lui, il sillonnait notre terrasse en long en large et en travers au guidon de sa trottinette. Son sens de l’équilibre sautait aux yeux. Il m’a demandé très vite de lui acheter un vélo. Pas besoin de fixer les roulettes. Sur le terrain d’à côté, il y avait une belle pelouse. Je l’ai juste poussé et Fabio s’est mis à pédaler naturellement. Comme s’il était né dessus. »
« Trois fois, il se relève tout seul »
« Premier PW 50, première course ! Impossible d’oublier ce jour-là. J’ai l’impression que ça date d’hier. Fabio a cinq ans, peut-être quatre ans et demi. Nous l’inscrivons à une épreuve organisée par ‘‘Vivi’’ Markarian (l’emblématique président de Centaure Club de Nice, décédé en 2007, ndlr) sur le circuit de karting de Biot. La piste humide ne l’effraie pas, au contraire. Il était tellement excité ! On le voit partir comme une balle. Premier virage : il perd l’avant. Gamelle ! Deuxième tour : même virage, même excès de précipitation, même punition. Pareil au troisième tour. Une fois, deux fois, trois fois, il se relève tout seul et redémarre illico. Fabio finit 4e. Absolument pas dégoûté. Deux semaines plus tard, il décrochera sa première victoire. Pas la dernière... »
« Foncez en Espagne »
« Manifestement, Fabio apprend vite. Alors, je lui achète une Conti 50 pour qu’il commence à passer les rapports. Au début, ses pieds ne touchent pas le sol. C’est moi qui le lâche et le réceptionne ! Les roulages d’entraînement s’enchaînent, surtout sur le circuit d’Eyguières (près de Salonde-Provence). Là-bas, je croise Adrien Morillas. À l’époque, il s’occupait de Loris Baz, qui courait en Espagne. Je lui demande son avis sur Fabio. Sa réponse fuse : « Foncez en Espagne. Malgré une concurrence féroce, il peut tirer son épingle du jeu. » En France, en Italie, impossible de courir avant d’avoir 14 ans. Seule l’Espagne accepte les jeunes à partir de 7 ans. Voilà pourquoi on met le cap à l’ouest. Dans mon esprit, c’est pour faire plaisir à Fabio, voir de quoi il est capable. À ce moment, je n’imagine pas un instant qu’il gravira les échelons aussi vite jusqu’au championnat du monde. »
« Sa réussite précoce fait jaser »
« Fabio débarque de l’autre côté des Pyrénées à 7 ans. En 50 cc, il est le seul pilote étranger. Seul au guidon d’une Conti face à 80 jeunes loups espagnols, chevauchant tous une Metrakit. D’entrée, il s’invite sur le podium (3e) d’une course d’ouverture pluvieuse. Sur piste sèche, il aurait gagné ! Cette réussite précoce fait jaser. On nous dit que la Conti n’est pas homologuée, qu’il faut changer. Qu’à cela ne tienne, je déniche une Metrakit. Fabio continue d’enchaîner les victoires, les podiums. Le titre lui tendait les bras, mais figurez-vous qu’on lui a volé en le disqualifiant lors de l’ultime épreuve pour une sombre histoire de culasse. La saison suivante, il se vengera : champion d’Espagne 50 cc, à 8 ans. Fabio coiffera aussi la couronne en 80 cc, en PréMoto3, avant que son talent éclate au grand jour sur les circuits du championnat CEV Moto3 (titré en 2013 et 2014). »
« Le tremplin qu’il mérite »
« La rencontre avec son premier manager (Eduardo Martin) constitue une étape décisive dans l’ascension de
Fabio. Ce businessman voulait aider un espoir à éclore au top niveau en mettant le paquet. En Espagne, ses informateurs lui conseillent de miser sur Fabio. Il le prend sous son aile, lui offre le tremplin qu’il mérite. Lors de notre première rencontre, je me dis qu’il est fou. Ou que c’est le père Noël. Financièrement, avec l’apport d’un sponsor anglais, il permet à mon fils d’enclencher la vitesse supérieure, entre 2012 et 2015, sa première saison en Grand Prix Moto3. Même si l’histoire a tourné vinaigre ensuite (conclue par une séparation houleuse, en 2016), impossible de passer cela sous silence. »
« Tout le monde l’attendait »
« Je ne pense pas qu’il soit arrivé trop tôt en GP (la FIM lui avait accordé une dérogation pour qu’il puisse débuter la saison 2015 avant son 16e anniversaire). À mes yeux, Fabio aurait même pu prendre l’ascenseur un an auparavant. Mais je me suis rendu compte plus tard qu’il a pas mal souffert durant cette première année. Tout le monde l’attendait au tournant. Pression énorme sur ses épaules. Lui ne laissait rien transparaître de ses émotions. Il se confiait à sa mère, pas à moi. C’est juste au moment de signer son contrat MotoGP, en 2018, qu’il m’a dit : « Ne t’inquiète pas, la pression, ça me connaît. Aujourd’hui, elle est derrière moi. Je ne la crains plus. Je suis blindé ! »
« Je n’ai jamais douté »
« Fin 2015, puis en 2016, nous traversons une période vraiment difficile. Le courant ne passe plus avec Eduardo. À un moment, je sens Fabio écoeuré. Pas au point de baisser les bras, attention ! Je n’ai jamais douté. Lui non plus. Mais il fallait tourner une page. Séparation inéluctable. Un nouveau chapitre s’ouvre en Moto2. C’est d’ailleurs au moment de signer l’accord avec le team Pons Racing pour 2017 que l’on croise la route d’Eric (Mahé, son manager actuel). Méfiance de rigueur au premier abord. Mais je vois vite que c’est quelqu’un de compétent. Un gars qui connaît bien son métier... et très bien le caractère de mon fils. »
« Eric et Tom, piliers stabilisateurs »
« Depuis deux ans, je suis soulagé, je peux prendre du recul sereinement, car je le sais bien entouré, bien épaulé. Eric et Tom (Thomas Mauban, l’ami antibois devenu son assistant personnel), ce sont deux piliers. Des piliers stabilisateurs.
Quand il s’agace, Tom sait trouver les mots pour l’apaiser, le faire relativiser. Il lui transmet sa sagesse, son calme. Moi, au contraire, sûr que j’ajouterais mon stress au sien. Mieux vaut rester en retrait. Simple spectateur, ça me va ! »
«Lebon compromis »
« Le MotoGP, c’est sa catégorie. Plus que le Moto3, le Moto2. L’an dernier, je l’ai compris dès le Grand Prix d’ouverture, au Qatar. D’abord en le voyant allier performance et constance durant les essais, la qualif’. Et puis, surtout, lorsqu’il tutoie la limite sans faute d’un bout à l’autre de la course après avoir calé sur la grille. Il part dernier, avec les pneus froids. Tempête sous le casque, mais il ne perd pas le fil et il termine tout près des points. Ce jour-là, je comprends aussi que la Yamaha M1 convient parfaitement à son pilotage. C’est la moto qu’il lui faut. Bref, il a trouvé illico le bon compromis. »
« Le voir entrer dans la cour des grands »
« En 2019, il m’a souvent épaté. Presque tout le temps. On est allé de surprise en surprise. Je l’ai vu s’amuser en piste. Avec Fabio, vous savez, quand le plaisir est au rendez-vous, les chronos suivent. Nul doute que je n’oublierai jamais le temps fort numéro 1 de cette saison fertile en émotions. Misano (GP de Saint-Marin), le théâtre de son premier bras de fer avec Marc Marquez jusqu’au bout du suspense (2e à 0’’903). Le voir entrer dans la cour des grands devant toute sa famille, ce fut un sacré frisson. »