Nice-Matin (Cannes)

Vallées dévastées : la perte de la conscience du risque

- JEAN-FRANÇOIS ROUBAUD jfroubaud@nicematin.fr

La tempête meurtrière du 2 octobre est à peine retombée que pointe déjà la polémique. Très vite, d’aucuns se sont mis à déplorer, sur l’air de « qu’allait-il faire dans cette galère ? », qu’on ait pu laisser des gens bâtir leurs maisons dans le « lit majeur » de rivières qui, avant ce bombardeme­nt météorolog­ique, coulaient sur une largeur de 15 à 20 mètres, là où, aujourd’hui, elles s’étalent parfois sur plus de deux cents mètres.

Le bilan est, il est vrai, terrible. Ce sont plusieurs centaines de maisons qui ont été emportées. A Roquebilli­ère, un couple d’octogénair­es y a perdu la vie, englouti par les flots dans leur vieille et belle demeure qui trônait quartier Saint-Sébastien. Pour la seule commune de Saint-MartinVésu­bie, ce sont près de 40 habitation­s qui ont disparu, mais une quarantain­e d’autres menacent à tout moment de s’écrouler. La spéculatio­n immobilièr­e dans ces vallées, où parfois un chalet coûte plus cher qu’un appartemen­t dans un quartier chic de Marseille ou de Toulon, est-elle un facteur aggravant de ce drame ?

Un siècle avant la loi Barnier

Ce serait ci simple, mais c’est inaudible pour les victimes : « Mon permis de construire : il a plus de 65 ans ! », explique Joseph Blaudin, le patron du garage des Deux Vallées à SaintMarti­n dont ne subsiste plus aucune trace sur la rive droite de la Vésubie (lire par ailleurs).

La plupart des maisons détruites se situaient pourtant bien en « zone rouge ». Sauf que leur constructi­on remonte aux années 70-80, quand ce n’est pas au tout début du siècle dernier, voire au-delà. Ainsi, le sublime pavillon de chasse Monin à Saint-Martin-Vésubie a été érigé en 1894... Ne tenant plus qu’à un fil au-dessus d’un précipice de 20 mètres, ce bâtiment Belle Époque ne passera sans doute pas l’année 2020.

En 1894, la France n’avait pas encore légiféré sur la prévention inondation... «Il est sans doute imparfait, mais l’arsenal juridique censé nous protéger contre les risques naturels, notamment les inondation­s, ne date que de la fin des années 1990 », explique Magali Reghezza, professeur en géologie à l’Ecole normale supérieure. Dans les faits, il faudra même attendre la loi Barnier pour qu’en février 1995 chaque commune française soit tenue de se doter d’un PPRI (plan de prévention du risque inondation), modifiant, de fait, le code de l’urbanisme (lire par ailleurs).

Le petit cabanon...

«Je suis niçoise d’origine, poursuit Magali Reghezza. Je ne laisserai pas dire que ces gens sont des « inconscien­ts ». Ce ne sont pas plus des spéculateu­rs, mais des victimes ! » Architecte marseillai­s, spécialisé dans l’urbanisme ancien depuis le drame de la rue d’Aubagne en 2018, Fabien Cadenel penche plutôt pour une « perte collective de la conscience du risque »:« On entend les gens nous dire “oui, mais les anciens du coin m’ont toujours assuré qu’il n’y avait pas de danger. Qu’on a toujours vécu comme ça”. Mais toujours, c’est depuis quand ? Vingt ans, trente ans, quarante ans ? C’est du temps court, ce n’est en rien une garantie même si cela rassure les citoyens comme parfois les élus. Et c’est ainsi que le petit cabanon reçu en héritage après-guerre, est viabilisé peu à peu, puis reconstrui­t en dur, enfin surélevé pour devenir une maison dans les années 1970 ou 1980... La suite hélas, elle est terrible. » La preuve par l’exemple, Fabien Cadenel la fournit au gré d’un travail de recherche (voir infographi­e). En superposan­t le maillage actuel du village de Saint-Martin-Vésubie à celui de 1880, il écrit une histoire triste sans parole : « On se rend compte que les anciens, il y a plus de 140 ans, apprenant sans doute de leurs propres erreurs, avaient mesuré le risque naturel : si le village de Saint-Martin ne s’était pas étendu pendant ce demisiècle au-delà des limites qu’ils s’étaient imposées, la crue terrible du 2 octobre n’aurait emporté aucune maison, et sous doute n’aurait fait aucune victime. »

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(Photos Frantz Bouton) Plusieurs maisons comme celle-ci se retrouvent en très fâcheuse posture à Saint-Martin-Vésubie.

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