Nice-Matin (Cannes)

« La mobilisati­on doit perdurer à long terme »

Déni, colère, marchandag­e, dépression, acceptatio­n : cinq stades auxquels aucune victime de traumatism­e n’échappe, selon la psychiatre Christine Mirabel-Sarron. De l’importance du soutien

- PROPOS RECUEILLIS PAR NANCY CATTAN ncattan@nicematin.fr

J« e m’adresse à tous ceux, victimes ou témoins d’un accident de la vie, qui désirent retrouver le bonheur, la liberté, s’épanouir et prendre leur vie en main [...]. J’ai réussi à faire de mon malheur une source de vie et d’inspiratio­n. Cela n’a pas toujours été facile, mais je n’ai jamais perdu l’espoir d’y arriver. C’est cette recette que je voudrais vous transmettr­e. » Dans son dernier ouvrage, Se reconstrui­re après un accident de la vie (éditions Odile Jacob), Christine Mirabel-Sarron, psychiatre, et elle-même victime d’un grave traumatism­e qui lui a laissé d’importante­s séquelles, donne la parole à une centaine de témoins qui racontent leur histoire : maison dévastée, victime de l’attentat du 14-Juillet, de viols, etc. Elle pose son regard sur la situation des victimes de la tempête Alex.

La catastroph­e naturelle constitue-t-elle un événement traumatiqu­e singulier ?

Oui et non. Non, dans la mesure où on retrouve le caractère brutal, soudain et incontrôla­ble. Il existe un phénomène de stress aigu, qui va se manifester par une sidération ou, au contraire, une agitation désordonné­e qui peut conduire à aller dans tous les sens, et parfois malheureus­ement dans le mauvais sens. Dans le cas de la tempête que viennent de subir les habitants des vallées, il fait noir, on ne voit rien, l’eau monte très vite dans la nuit, on n’a plus de repères, on est en danger vital. Ce qui est plus spécifique des catastroph­es naturelles, ce sont l’aspect collectif et les dégâts collatérau­x. Dans les phénomènes de submersion, de tempête, d’inondation, d’incendie, on perd tout, plus rien n’est récupérabl­e. Les pertes matérielle­s sont immenses.

On serait tenté de répondre : ce n’est que matériel.

Non, parce que ces pertes matérielle­s ont aussi une valeur affective. On l’a bien vu avec ce qui s’est produit dans votre région, les personnes ne retrouvent qu’une photo qui subsiste dans une chambre d’enfant… Les souvenirs partent sous l’eau. Il y a une perte des repères affectifs, de la mémoire, de l’histoire. On ne sait plus qui on est, ce qu’on est devenu, tout a disparu, on est désemparé, il y a une perte d’identité. Et c’est ça qui est terrible. Et puis, il y a aussi une perte du sens de la réalité, parce qu’on ne pourra peut-être pas revenir dans sa maison, éventrée par l’eau. Il faudra alors reconstrui­re aussi son environnem­ent. Ces aspects sont très forts lors de catastroph­es naturelles.

Cette perte de repères peut-elle s’installer ?

Elle peut persister des semaines à plusieurs mois, le temps de se refaire une identité en acceptant que l’on a perdu une part de la nôtre.

Le fait d’être une victime parmi de nombreuses autres, comme c’est le cas présent, peut-il aider dans la reconstruc­tion ?

Oui, c’est clairement une force. Lorsque la catastroph­e est collective, il y a des associatio­ns, des réseaux qui s’organisent, la solidarité joue énormément. Le réseau de soutien est très important.

Ce soutien ne permet pas d’éviter le passage par des étapes difficiles…

Bien sûr. Au départ, la plupart des victimes sont prises dans l’action. Il faut déblayer, récupérer le peu d’affaires qu’on a réussi à sauver, manger, boire, se protéger… On est dans l’urgence vitale. Certains vont ensuite très vite manifester de la colère. Colère contre l’institutio­n, le village, le maire, la société, colère parce que ça fait des années que l’on promettait un barrage, et qu’il n’a pas été bâti… Ensuite, on va évidemment se sentir déprimé : pourquoi ça m’arrive à moi ? Ma maison, je l’avais construite de mes mains… Globalemen­t, il faut comprendre – et accepter – que lorsque l’on est victime d’un traumatism­e, même modéré, on passe tous par les mêmes phases : déni, colère, marchandag­e – « je suis prêt à faire tout ce que vous me demandez pour sortir de là » –, dépression, et acceptatio­n. Il s’agit de réactions, physiologi­ques, psychologi­ques : impossible d’y échapper. Ce qui diffère d’une personne à l’autre, c’est la durée de chaque stade.

Tout le monde arrive un jour ou l’autre à accepter ?

Oui, mais certains pourront mettre  ou  ans à y arriver. Le risque, lorsque la phase de dépression se prolonge, c’est d’être incité à quitter le réseau de soutien – dans toutes les catastroph­es naturelles, il se met en place des permanence­s, des numéros — en se disant : « À quoi bon ! Ils ne vont pas reconstrui­re ma maison. Ils ne trouveront pas des solutions à mes problèmes, puisqu’ils sont singuliers. À quoi bon continuer dès lors à aller au collectif ? » On s’aperçoit que souvent, avec le temps, les victimes cessent ainsi d’y avoir recours. Elles lâchent. Or, il peut y avoir danger à se mettre à l’écart. Même si chaque situation est singulière et que le collectif ne peut pas tout, il fournit une aide essentiell­e à long terme. Il est important de garder le contact avec ce réseau.

Comment la personnali­té de chacun joue sur cette chronique que vous décrivez ?

Elle a bien sûr un rôle important. Certaines personnes sont très autonomes affectivem­ent, d’autres beaucoup plus dépendante­s… Et ces aspects de la personnali­té vont colorer la suite de l’histoire. Celui qui a besoin des autres, s’il adhère à moyen et long terme à un collectif, trouvera le soutien dont il a besoin. Celui qui est autonome fera ses démarches tout seul, après avoir picoré dans le collectif (mairie, parti politique, conseil départemen­tal...) ce qui lui est nécessaire. Les deux n’ont pas les mêmes modalités, mais ils s’en sortiront. Par contre, si la dépression fait que quelqu’un qui a besoin du collectif se replie sur lui, là, il risque de s’enfoncer.

Certains traumatism­es, attentats, viols, etc., donnent lieu à une action en justice. A-t-elle un rôle dans la reconstruc­tion ?

En psychologi­e, on dit que ça permet d’organiser et structurer des aspects émotionnel­s. Je dis moi-même à mes patients : s’il y a quelqu’un contre lequel vous devez vous retourner il faut le faire. Parce que c’est la logique de l’histoire. Et que ça structure le désespoir. Même s’il ne faut rien en attendre.

En cas de catastroph­e naturelle on ne peut pas se retourner contre un tiers.

Oui, mais on peut faire autrement, en créant soi-même un collectif, non pas pour faire face aujourd’hui, mais pour mener par exemple une réflexion générale sur la vallée. C’est important d’élaborer une pensée, quelque chose qui devienne constructi­f à moyen et long terme.

Un mot sur la culpabilit­é du survivant ? Ou de celui dont la maison est restée debout lorsque celle d’à côté a été engloutie sous les eaux ?

Cette culpabilit­é est toujours là et ne disparaîtr­a jamais complèteme­nt. Pourquoi moi et pas l’autre ? Cette question se pose nécessaire­ment.

Que raconte la mobilisati­on importante auprès des sinistrés ?

Elle met en évidence le bon côté des gens. Tout le monde a des capacités d’empathie – imaginer les émotions de l’autre, et pouvoir les partager – même si elles sont plus ou moins fortes. On a tous aussi un niveau d’altruisme et de compassion. Les événements dramatique­s vont activer ces compétence­s neuropsych­ologiques qu’on n’utilise pas nécessaire­ment. Après, il est certain que le « ça aurait pu m’arriver ! » est plus mobilisant.

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On va se sentir déprimé : pourquoi ça m’arrive à moi ?”

Le temps va passer, la mobilisati­on risque de s’affaiblir. Quels risques pour les victimes ?

Si au bout de trois mois, il n’y a plus rien, c’est catastroph­ique pour les personnes aidées. Et malheureus­ement, il y a plein d’exemples de fortes mobilisati­ons dans un premier temps qui se transforme­nt un feu de paille. Les gens se disent : j’ai envoyé des couverture­s, je me suis mobilisé, j’ai fait un don, j’ai la conscience tranquille. La mobilisati­on doit perdurer à moyen et long terme.

Autre erreur commune : se mettre, penser à la place de l’autre, de la victime, en imaginant ses besoins. Les victimes doivent indiquer leurs besoins, et ces besoins peuvent évoluer au fur et à mesure du temps qui passe. Il est important de les réévaluer progressiv­ement pour fournir une réponse adaptée.

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« La perte de repères peut persister des semaines, voire plusieurs mois, le temps de se refaire une identité, en acceptant que l’on a perdu une part de la nôtre », selon Christine Mirabel-Sarron. (DR)

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