Reconfinement : « On ne rigole plus », dit Boris Cyrulnik
Le neuropsychiatre et éthologue varois, spécialiste du concept de résilience et des comportements humains, revient sur cette nouvelle phase de la « guerre sanitaire » et en analyse les difficultés
En mars dernier, quelques jours après le début du confinement, Boris Cyrulnik évoquait dans nos colonnes l’impact de ce moment hors-norme. Sept mois plus tard, alors que la France se reconfine – certes moins strictement –, le scientifique explique la grogne d’une partie de la population face à des mesures qu’elle peine à comprendre. De nouveau, il prédit aussi un nouveau monde qu’il espère meilleur… mais dans lequel le virus pourrait rester présent.
Fronde des particuliers, colère des commerçants, ce deuxième confinement semble plus difficile à accepter. Pourquoi ?
Le premier confinement a été respecté avec le sourire. J’ai été étonné de voir sur Internet le nombre de gens qui faisaient des saynètes d’humour très drôles. La preuve que les mécanismes de défense psychologiques étaient en place : les gens ont joué le jeu – c’est vraiment l’expression ! Là, ce deuxième confinement, l’opinion publique le ressent comme une injustice : “On a fait ce qu’il fallait faire, le virus n’est pas éteint et on nous demande de recommencer.” Alors là, “yena marre : il y a une usure de l’âme”. D’ailleurs pour l’instant, je n’ai vu aucune manifestation d’humour. Maintenant,
‘‘ on ne rigole plus, c’est trop, c’est perçu comme une injustice, un scandale.
D’où la défiance grandissante à l’encontre des différentes décisions prises par le gouvernement ?
Pour les scientifiques et les décideurs politiques, ce n’est pas une injustice. C’est une adaptation à un pic surprenant, violent, intense de réminiscence du virus, parce que justement après le premier confinement, on a déconfiné un peu trop vite et de manière un peu trop décontractée. Du coup, le virus en profite pour redémarrer et les gens pensent que le gouvernement n’a pas fait ce qu’il fallait, que les scientifiques disent n’importe quoi, changent d’idée sans arrêt. Ce qui est vrai, mais normal en pareilles circonstances : ça fait partie du processus scientifique.
Pourtant, avec l’expérience du premier confinement, on sait comment s’organiser…
Mais justement, on est usé : on fera moins de Skype en famille, d’apéro en visio, moins de saynètes sur Internet : on n’a plus envie de jouer. Là, maintenant, c’est la mort imminente.
Qu’est-ce qui est différent cette fois ?
Si le virus n’a pas muté, il a tout du même mais évolué : il serait moins toxique et moins mortifère (le taux de létalité – nombre de décès par rapport au nombre de cas – est de , %, en baisse par rapport à début octobre, où il était de , %, selon les chiffres de Santé publique France, Ndlr). La médecine, même si elle ne sait pas le guérir, a trouvé des moyens pour mieux soigner les symptômes. Donc la sensation de danger est moins forte que la première fois. Dans le même temps, la sensation de mort imminente est plus forte : pas pour l’aspect sanitaire, mais économique.
Et puis, ce deuxième confinement, où les écoles notamment restent ouvertes, est plus flou. Or, notre société cartésienne a besoin de clarté de raisonnement : on ne comprend pas les raisonnements probabilistes comme ceux qui sont à l’oeuvre ici.
Qu’est-ce qui permet de bien vivre le confinement ?
Le fait d’avoir, avant le traumatisme du confinement, acquis des facteurs de protection : famille stable, développement solide, instruction, bonne scolarité, bon diplôme, bon métier et salaire suffisant pour avoir un logement grand dans un quartier paisible. À l’inverse, si avant le premier confinement les gens ont acquis des facteurs de vulnérabilité, ils vont vivre le second comme un grand traumatisme, dont ils sortiront en difficulté. En somme, le virus aggrave les inégalités sociales, éducatives qui existaient avant. La question de savoir si le confinement est bon ou mauvais dépend de l’organisation éducative et sociale avant le confinement.
Après, on n’est pas responsable de notre enfance. Comme disait Sartre, « l’important n’est pas ce qu’on a fait de moi, mais ce que je fais moi-même de ce qu’on a fait de moi ». Il faut donc aussi développer des facteurs de solidarité : si on a été soutenu pendant le premier, on supporte le deuxième confinement ; sinon, il réveille la mémoire d’un traumatisme.
Finalement, n’est-on pas toujours dans le même cycle ?
Mais bien sûr ! On nous dit premier confinement, deuxième confinement pour faire des catégories : ça nous aide à penser. En fait, on devrait dire que le virus n’ayant pas été éradiqué, il reprend son développement naturel. Ce n’est pas un deuxième virus, c’est le même, qu’on a entretenu et répandu. Le problème, c’est qu’il n’est, ainsi, pas impossible que le XXIe siècle soit un nouveau siècle des pestes : notre culture individualiste fait que les gens contestent, donc chacun, jugeant qu’il ne participe que peu à la diffusion du virus, ne va pas se confiner et participer, même un peu, à
‘‘ l’entretien du virus. Au XVIIIe siècle, après la peste de qui était partie de Marseille, un petit groupe de commerçants n’a pas respecté la quarantaine des îles du Frioul et, pour gagner un peu d’argent, a débarqué un ballot de soie arrivant d’Antioche bourré de bacille de la peste. Résultat : ils ont déclenché un tout petit foyer de quelques hommes, qui a ensuite provoqué plusieurs centaines de milliers de morts en Provence et dans le Languedoc.
Et donc il faudrait qu’on apprenne à vivre avec la Covid- ?
Ça, c’est un choix tragique. Moi, je suis né avant la Seconde Guerre mondiale et, toute mon enfance, j’ai côtoyé la polio, la variole, la diphtérie. Ça tuait des enfants, des femmes mourraient en couche, des hommes au travail. C’était la société. Or, pendant une ou deux générations, on a cru qu’on avait réglé ces problèmes. En fait, on les a maîtrisés pendant un temps avec les vaccins, l’hygiène et on a cru qu’on pouvait tout maîtriser. Or, on découvre aujourd’hui que non. Donc même si on arrive à contrôler le virus, un petit foyer peut très bien redémarrer l’épidémie. Alors, oui, il faut peutêtre se préparer à un nouveau siècle des pestes.
C’est ce qui explique que le fameux « monde d’après », avec « recomposition des valeurs » morales, comme vous l’évoquiez lors de notre entretien au printemps, n’a, pour l’heure, pas vu le jour ?
Il n’est pas né parce qu’on est toujours dans l’affrontement, dans le temps présent – confinement, ruine, mort. On n’est pas encore dans le monde d’après. Celui-ci verra le jour quand le virus sera suffisamment engourdi, qu’il y aura seulement quelques foyers disséminés, qui nous feront croire qu’on a réglé l’épidémie.
Et à ce moment-là, croyez-vous toujours que du positif sortira de cette période ?
Oui. Très souvent ces chaos sont des prétextes à inventer une nouvelle société. L’exemple que je cite toujours, c’est la peste partie de Marseille en . À l’époque quand un seigneur vendait sa terre, il vendait les hommes qui étaient dessus. C’était le servage. Deux ans après, un Européen sur deux était mort, dont énormément de paysans. Au point que la famine s’est installée. On a alors découvert qu’on avait besoin des paysans pour ne pas mourir de faim. Dès lors, ils ont été revalorisés et le servage a disparu. Sans débat, sans conflit tellement on avait besoin de gens capables de fabriquer de la nourriture.
Nous aussi, nous aurons un choix politique à faire : ou bien on accepte l’aggravation des inégalités sociales et, dans ce cas, il y aura des mouvements sociaux aussi légitimes que la Révolution française (seule la Terreur ne l’était pas). Ou bien on met en place un processus de solidarité qui amène à repenser la valorisation des métiers, à réformer la manière d’élever les enfants, de répartir les biens. C’est la voie dont je rêve.
On a déconfiné de manière un peu trop décontractée”
‘‘
Il faut peut-être se préparer à un nouveau siècle des pestes”
Dans le monde d’après, nous aurons un choix politique à faire”