L’expertise : rayons X, archives... Les arguments qui permettent de croire à l’oeuvre d’un grand maître
Pour établir l’authenticité de cette Madone aux oeillets, l’experte Laure Chevalier, archéologue de formation, a recoupé durant neuf ans recherches historiques et analyses scientifiques. Voici les principaux axes développés dans son rapport extrêmement fouillé de 150 pages.
Une oeuvre très ancienne
Avis au lecteur : ce tableau n’est pas restauré en surface. Oxydation, jaunissement, pigments dégradés... Les stigmates du temps perturbent notre regard. Mais voilà un premier indice – voire un atout, relève l’experte. « L’état altéré de cette Madone en facilite l’authentification. Quel paradoxe ! »
C’est là qu’intervient la science, par le biais de Philippe Walter. Ce chercheur au CNRS a exploré l’oeuvre via l’imagerie hyperspectrale et de la fluorescence X. Laure Chevalier résume : « On projette des rayons X afin d’analyser chaque pigment et les impuretés qu’il contient. On peut ainsi retrouver l’oeuvre comme si elle sortait de l’atelier ! » Ces techniques aident à dater l’oeuvre. Verdict : elle aurait bien été peinte au XVIE siècle.
La marque des plus grands
Un premier regard permet d’évaluer la virtuosité du tableau. Celui des experts plonge bien au-delà. L’experte l’a sondé avec une loupe binoculaire, qui permet de grossir l’image plus de 80 fois. Elle l’a aussi étudié via la réflectographie infrarouge. Cette technique dévoile le dessin sous-jacent caché derrière la peinture. Une sorte de making-of de l’oeuvre.
L’examen approfondi témoigne d’une exécution complexe, en deux temps. Un cheminement créatif lent, exigeant, jalonné de « repentirs ». L’artiste a raccourci le pied de l’enfant Jésus, corrigé les mains de la Vierge. Il a aussi adapté sa chevelure à l’évolution des modes capillaires, ou encore supprimé une pièce de son vêtement.
« L’oeuvre est retravaillée au fur et à mesure que l’artiste la compose, décrypte Laure Chevalier. Repentirs et ajustements formels sont la marque du génie créateur. Ils permettent à un historien de l’art d’attribuer une oeuvre à un maître et non à un copiste. » Et pour cause : « On peut difficilement imaginer que le suiveur corrige le maître ! »
Réalisation virtuose restée inachevée
Dans une enquête criminelle, la PJ fait appel aux analyses ADN. Même principe pour les limiers de l’art. Leurs armes pour identifier « L’ADN de l’oeuvre » se nomment fluorescence X ou réflectographie hyperspectrale. Elles révèlent ici la complexité de la palette du peintre. Fer, cobalt, mercure... Laure Chevalier découvre ainsi comment le maître a composé ses couleurs. «Les pigments et leur répartition sont conformes à ceux qu’utilisait Raphaël. » Pour parvenir au rendu souhaité, le peintre superpose « des couches monochromes translucides, formant
une sorte de millefeuille ». Mieux : il crée deux sources de lumière distinctes sur une même scène. « L’une, soleil couchant, vient de la fenêtre ; l’autre, verticale, suggère le statut divin. » Effets de transparence, d’inachevé, ombres fondues... Le peintre fait preuve d’une maîtrise hors norme. Il utilise des techniques chères à De Vinci.
« À cette époque, Raphaël travaille avec Léonard », rappelle l’experte. Les deux génies se livrent à «une émulation dans l’expérimentation ».
Des archives qui correspondent
Technologies futuristes d’un côté, saut dans le passé de l’autre. Laure Chevalier a écumé les archives du XVIE siècle. Raffaello Sanzio (14831520) aurait peint l’oeuvre entre 1506 et 1508. Une période où le thème de la madone à l’enfant inspire toute sa production. En avril 1508, Raphaël s’apprête à quitter Florence pour Rome. Dans un courrier, il évoque une création en cours, dont il n’est pas satisfait. S’agirait-il de notre « madone » ? Plausible. Giorgio Vasari, pionnier de l’histoire de l’art, cite une oeuvre confiée à Ridolfo del Ghirlandaio afin qu’il « termine la draperie bleue ». Or l’analyse du tableau révèle l’intervention d’une deuxième main sur les plis du manteau...
Une « éclipse totale » qui s’explique
Raphaël n’a pourtant pas dit adieu à sa madone. L’enquête conduit à une découverte inattendue : le maître serait retourné à Florence en 1515, contrairement à ce qu’a retenu sa biographie. Un éclairage potentiellement majeur. Il aurait alors « repris son motif, lui apportant des repentirs d’anatomie et des corrections en accord avec les changements de la mode ».
Pour cette raison, et pour tant d’autres, la « Madone Chatron » semble correspondre à celle que Raphaël a fait envoyer à Sienne, d’après Vasari. Sienne, où se trouve son commanditaire. Voilà la conclusion de Laure Chevalier. « Je suis convaincue que l’oeuvre est restée à Sienne, alors sous domination française, et qu’elle y est restée cachée durant les guerres incessantes par la suite. » Ceci expliquerait « l’éclipse totale » dans la vie du tableau. Jusqu’à sa réapparition dans la famille du médecin esthète de Chambéry.