Les Russes et le « syndrome de la forteresse assiégée »
Comment en est-on arrivé au bord de la guerre en Europe ? Alors qu’emmanuel Macron effectue un voyage de la dernière chance, Ana Pouvreau nous explique l’escalade des derniers mois.
Analyste géopolitique, spécialiste des mondes russe et turc, Ana Pouvreau décrypte la situation à la frontière ukraino-russe.
Le risque d’invasion de l’ukraine par la Russie existe-t-il vraiment ?
Face au refus catégorique des États-unis d’arrêter la politique dite de « la porte ouverte » (open-door policy) de l'otan, et donc face à la possible entrée (même lointaine) de l'ukraine dans l’alliance atlantique, il est évident que la Russie va continuer à se crisper dans les semaines à venir. Cela pourrait déboucher sur de nouvelles surprises stratégiques difficiles à anticiper. Personne ne sait comment les frustrations russes vont se manifester sur le terrain. Après le fiasco occidental en Afghanistan en août 2021 et les ravages sur l’économie mondiale de la pandémie de Covid depuis deux ans, on pouvait espérer une accalmie dans les relations internationales, mais au contraire, la perspective de voir l’europe se transformer en champ de bataille est de plus en plus terrifiante.
Comment expliquer cette récente escalade de la Russie après huit ans de guerre larvée dans l’est de l’ukraine ?
Depuis 2014 et l’annexion de la Crimée par la Russie, et les affrontements dans le Donbass, on assiste effectivement à un conflit de basse intensité. Même si cette guerre d’attrition (de positions, ndlr) entre les forces ukrainiennes et les séparatistes pro-russes a fait 15 000 morts ! Le regain de tension est venu avec le retour au pouvoir des Démocrates aux États-unis. Le Président Joe Biden a en effet relancé le partenariat stratégique entre les États-unis et l’ukraine que Donald Trump avait au contraire plus ou moins mis en sommeil. Aujourd’hui, 90 % de l’aide militaire étrangère que reçoit l’ukraine provient des États-unis. Ce changement radical de la politique américaine, ajouté à la perspective de voir l’ukraine, mais aussi la Géorgie et la Bosnie-herzégovine rejoindre l’otan, a réactivé chez les Russes le syndrome de la forteresse assiégée.
En réponse à cette volonté américaine d’élargir l’otan, les Russes menacent d’ailleurs d’installer des armes nucléaires russes à Cuba, au Venezuela et au Nicaragua dans le but de faire régner une pression stratégique directement sur les villes américaines.
Revenons à l’éventuelle invasion de l’ukraine. La Russie a-t-elle les moyens de se lancer dans une telle aventure militaire ?
Tout dépend des scénarios envisagés. Une offensive visant à prendre le contrôle de toute l’ukraine, avec notamment une percée depuis le territoire de la Biélorussie, alliée de la Russie, semble peu probable. Tout comme la prise de contrôle des zones russophones dans l’est et le sud de l’ukraine (avec la prise d’odessa) d’ailleurs, qui priverait les Ukrainiens de tout accès à la mer (mer Noire et mer d’azov). Ces deux hypothèses nécessiteraient en effet une mobilisation à trop grande échelle de l’armée russe. L’annexion complète du Donbass, avec la création d'un pont terrestre entre le Donbass et la péninsule de Crimée annexée en mars 2014, semble en revanche plus réaliste. Les Britanniques ont également évoqué la possibilité pour les Russes d’écarter le président ukrainien pro-occidental Zelensky, pour le remplacer par un président pro-russe.
En ne réagissant pas de façon assez forte après l’annexion de la Crimée, les Occidentaux n’ont-ils pas encouragé
Vladimir Poutine à pousser ses pions plus loin ? L’union européenne demeure effectivement divisée sur la conduite à tenir dans la crise ukrainienne. Cela était prévisible au vu des intérêts divergents des États européens dans leurs relations bilatérales tant avec la Russie qu’avec les États-unis. Alors que les puissances russe et américaine négocient entre elles comme au temps de la guerre froide sur une crise qui touche un pays européen, la France a d’abord essayé de ressusciter des négociations dans le cadre quadripartite des accords de Minsk de 2015, c’est-à-dire entre la France, l’allemagne, la Russie et l’ukraine.
Mais ni la France ni l’allemagne ne livrent d’armes à l’ukraine, car elles sont, entre autres, trop dépendantes du gaz russe (l’allemagne à 66 % et la France à 20 %). Et comme les promesses américaines de remplacer le gaz russe par du gaz en provenance du Qatar ne sont pas très convaincantes…
Dans ce contexte, le Président français est donc contraint de faire un numéro d’équilibriste. Les gains ne pourront malheureusement pas être très importants, étant donné que les exigences principales de Moscou sur l’arrêt de l’élargissement de l’otan vers l’est et sur le retour de l’otan à ses frontières de 1997 ne sont acceptables ni pour les Étatsunis ni pour la France.