Nice-Matin (Cannes)

« On n’a pas le temps ni les moyens de baisser les bras »

Deux mois après son arrivée sur la Côte d’azur, on a pris des nouvelles de cette famille de réfugiés ukrainiens, installée à Séranon, grâce à Denis qui habite en France depuis 20 ans.

- RECUEILLI PAR GAELLE BELDA

Il y a deux mois, Viktor, Liudmila, leurs quatre enfants et la grand-mère fuyaient Mykolaïv, près d’odessa avec l’aide de Denis. Ce dernier, ami d’enfance de leur fils aîné, vit en France depuis 20 ans. Il a roulé de Juan-les-pins à la frontière ukrainienn­e, au second jour du conflit, pour aller sauver ses proches. Nous l’avions rencontré alors qu’il les aidait à démêler un souci administra­tif, à la préfecture de Nice. Où en est la grande famille depuis ? Estelle logée ? Comment les enfants s’adaptent-ils à cette nouvelle vie ? Trouvent-ils un peu de stabilité ?

Il en faut plus que trois ou quatre refus pour épuiser Denis. Le jour de notre appel, il essuie une énième fin de non-recevoir pour un logement qu’il destinait à des amis réfugiés ukrainiens qu’il loge, tant bien que mal, du côté de Juan-les-pins.

« C’est incroyable, dès que je dis qu’ils ont quatre enfants, les gens refusent. Je proposais de payer six mois d’avance de loyer, mais non. Ils ne veulent pas les héberger. Pourtant les enfants sont adorables, ils sont maintenant scolarisés… Le papa était quelqu’un de réputé en Ukraine, la maman est super, ce sont des gens vraiment bien. »

Deux mois qu’il en est ainsi, ou presque. Deux mois qu’il court après la possibilit­é de stabiliser leur situation. D’offrir un peu d’air à cette errance involontai­re. Deux mois qu’il se casse le nez. Denis est Ukrainien et il vit dans les Alpes-maritimes depuis 20 ans. Quand la guerre s’est déclarée, il ne s’est pas posé de questions. Il a pris un véhicule et est allé chercher ses proches, habitants de Mykolaïv, près d’odessa. Il a fait deux allers-retours, passé plusieurs frontières, roulé des heures, a tremblé de fatigue et parfois de peur. « Je n’avais pas intérêt de passer en Ukraine, sinon je ne revenais pas. » Il a 38 ans, trois enfants, une femme. Ici, il a une vie, un boulot à Monaco, un réseau et toute l’énergie qu’il faut pour sortir ses compatriot­es de situations a priori inextricab­les.

Soulagemen­t, ce sera Séranon

La veille de notre rencontre, la nouvelle tombe : Liudmila, Viktor, leurs enfants et la grand-mère vont pouvoir s’installer dans une maison, au vert, à Séranon. Reconnaiss­ance, peine, peur, courage, déterminat­ion, abnégation, colère : dans les yeux bleus-gris de Viktor, 70 ans, tout se mêle. En 2014, la guerre avait déjà sali leur quotidien. L’ingénieur géologue avait dû mettre ses six enfants en sécurité, en veillant à ne pas les arracher à leur terre. Ils avaient quitté Donetsk. Cette fois, il a vraiment fallu fuir.

Ses deux aînés n’ont pas quitté le pays. Le fils - ami d’enfance de Denis - et sa famille sont dans une zone relativeme­nt calme. C’est moins évident pour la fille et les siens. Les visages s’assombriss­ent. Heureuseme­nt qu’il y a Whatsapp.

« J’adore les enfants », souffle le chef de famille. Son épouse abonde : « Les choix que nous faisons aujourd’hui, nous les faisons pour eux. Sans ça, je pense que nous ne serions pas partis. »

Danilo, 15 ans, et sa soeur Oksana, 14 ans, écoutent en silence. Il y a de la tristesse sur leur visage. Et tellement de force. Leur journée au collège Sidney-béchet ? « Normale », répondent-ils en Français. Des nouveaux copains, des cours en Ukrainien, la langue française qui s’insinue « petit à petit » dans leur vie. Même Juliia, 11 ans et Anaiifa, 6 ans - encore à l’école au moment de notre entrevue -, trouvent doucement leurs marques. La guerre, ça laisse des traces indélébile­s. Pas la peine d’essayer de gommer. Danilo peut en parler. Depuis 2014 et les premiers coups de feu, il sait exactement ce qu’il veut faire de sa vie. Il veut devenir militaire. Il veut défendre son pays. Il était déjà prêt à le faire. Porté par la colère et ce violent sentiment d’injustice. Mais à 15 ans, on ne peut pas encore prendre les armes.

Quelque chose de difficile pour lui, il a dû suivre sa famille en France.

Père et fils ne peuvent que se comprendre. Ils souffrent du même mal. Un trop jeune, l’autre trop âgé et une douleur tenace, jaune et bleue, dans la poitrine.

Volontaire, mais trop âgé

Viktor aussi voulait offrir sa force et son coeur au lieu de passer la frontière. Pas le genre à détourner le regard de l’horreur. Mais à 70 ans, on n’est pas vraiment attendu sur la ligne de front. Et puis, il y a ses enfants…

Le père de famille extirpe un petit carnet de sa poche. Des pages noircies par un stylo à bille avec lequel il note tout ce qu’il apprend en français. Tous les mots, toutes les règles, tous les calculs, les jolies phrases. Ce qui est utile, ce qui l’interroge. Denis sourit : « Il est déterminé, il veut s’impliquer apprendre. Il est comme ça. Il dit qu’il est tellement reconnaiss­ant de ce qu’on lui donne. Il aimerait donner en retour… pour le moment, il ne sait pas bien comment. ll a proposé ses services, c’est un expert en Ukraine et même au-delà, il parle très bien anglais, mais ici on lui a dit qu’il était trop âgé pour travailler. Même pour enseigner. »

Si Séranon et la générosité de ceux qui ont mis deux étages à dispositio­n de la grande famille est leur Eldorado, Denis, lui, est leur bouée de sauvetage. L’ancre qui leur évite la dérive.

Quand on demande au couple de réfugiés s’il reçoit un soutien psychologi­que, pour eux, pour leurs quatre enfants, ils sourient. Et Viktor tape sur l’épaule de Denis.

« C’est lui. »

 ?? (Photo Cyril Dodergny) ?? A droite, Denis traduit chaque mot. Il vit et travaille en France depuis un peu plus de 20 ans.
(Photo Cyril Dodergny) A droite, Denis traduit chaque mot. Il vit et travaille en France depuis un peu plus de 20 ans.

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