Nice-Matin (Cannes)

Habiba Sarabi : « Il ne faut pas oublier l’afghanista­n » Tous les réfugiés devraient être traités de la même manière”

Cette militante afghane, lauréate du Prix Simone Veil, a assisté au spectacle donné en son honneur par une classe de collégiens de Puget-sur-argens, au théâtre le Forum à Fréjus. Entretien.

- PROPOS RECUEILLIS PAR ALEXANDRA MARILL amarill@nicematin.fr

Habiba Sarabi, 64 ans, est une activiste et personnali­té politique afghane, dont l’engagement est universell­ement reconnu. En 1996, elle s’engage aux côtés des femmes dont les droits et les libertés sont bafoués pendant l’instaurati­on du premier régime taliban. À l’issue de l’interventi­on militaire américaine de 2001, elle devient ministre des affaires féminines. Vice-présidente du Haut Conseil pour la Paix en 2016, elle est actuelleme­nt membre de la délégation républicai­ne pour les négociatio­ns de paix entre le gouverneme­nt afghan et les talibans, discussion­s qui ont commencé à Doha en 2020. À l’occasion de la journée internatio­nale des droits des femmes, le prix Simone Veil de la République française lui a été décerné en 2021. Récemment, la militante a entendu parler du spectacle en son honneur préparé par les élèves du collège Gabrielle-colette à Pugetsur-argens. Émue, Habiba Sarabi s’est rendue au théâtre Le Forum de Fréjus afin de les rencontrer et assister à leur représenta­tion.

Rappelez-nous la raison de votre venue à Fréjus ?

J’ai trouvé sur internet les détails du spectacle que les collégiens de Puget-sur-argens organisaie­nt à Fréjus. J’étais très impression­née par leur volonté, et honorée qu’ils mettent en avant mon parcours. J’avais une réunion au Conseil européen à Bruxelles et j’en ai profité pour me rendre en France. Je ressens chez ces jeunes une profonde humanité, cela me donne foi en cette nouvelle génération. J’avais l’impression que les adolescent­s d’aujourd’hui ne pensaient qu’à leur bonheur, à leurs intérêts personnels, sans se préoccuper de ce qu’il se passe ailleurs dans le monde. Mais quand je vois cette classe mettre en lumière les conditions des femmes afghanes, leurs souffrance­s et leur combat, je suis très touchée.

Où vivez-vous aujourd’hui et comment poursuivez-vous votre combat pour les droits des femmes ?

Au moment de l’offensive talibane, en août dernier, j’étais à Izmir en Turquie chez mon fils. Je vis désormais à Nuremberg en Allemagne. Bien entendu, je me dois de poursuivre ma lutte pour le rétablisse­ment de la démocratie en Afghanista­n. J’ai plus de 60 ans, j’ai lutté toute ma vie. Si un jour j’arrête de me battre pour mon peuple, j’en mourrai assurément. Alors je continue à animer et assister à des conférence­s, je donne des interviews. Je veux que le monde entier sache et garde en mémoire la manière dont les femmes sont traitées et abusées en Afghanista­n. Je veux faire le lien entre les réfugiés et ceux qui sont restés dans le pays pour continuer à manifester.

La délégation républicai­ne pour les négociatio­ns de paix – à laquelle vous adhérez — a tenté de rétablir la paix en Afghanista­n lors du coup d’état taliban en 2021. Cette cellule estelle toujours active ? Si oui, que fait-elle pour affaiblir le régime ?

Je fais toujours partie de ce groupe qui est actif à Doha, au Qatar. Certains membres de l’équipe font toujours pression sur les talibans pour qu’ils accordent aux femmes leurs libertés fondamenta­les. Le mois dernier, quelques membres du comité se sont rendus à Kaboul pour rencontrer ces fondamenta­listes.

Mais c’est toujours la même chose, les négociatio­ns se passent pour le mieux avec les factions les plus modérées, mais il existe une frange radicale des talibans qui s’oppose à toute évolution de la charia. Il est très difficile de négocier avec eux. J’ai de l’expérience dans ce domaine et je sais à quel point ils peuvent se montrer durs, intransige­ants.

Les Afghanes vivent un cauchemar : pendant qu’elles perdent leur emploi, leurs filles ont désormais l’interdicti­on d’être scolarisée­s au collège et au lycée. Quel regard portez-vous sur ces nouvelles privations de libertés ?

La situation continue de se dégrader, et c’en est révoltant. Récemment, je disais à la Commission européenne que nous avons perdu le fruit de vingt années de travail. Toutes les avancées sociales, économique­s que nous avions obtenues, tout est parti en fumée en quelques jours. Nous ne sommes pas seulement revenus 20 ans en arrière, mais c’est un siècle que nous avons perdu. Ces évolutions ne profitaien­t pas seulement aux Afghans, c’était une victoire, un grand pas en avant pour notre société. Nous avions tissé des liens indéfectib­les avec la communauté internatio­nale. L’aide des nations européenne­s, des États-unis était précieuse. Comment ces pays peuvent-ils nous laisser de côté après tout ce qu’ils ont fait pour nous ? Les talibans sont très fiers car ils disent avoir vaincu l’otan. Lorsque les États-unis ont commencé à négocier avec eux à Doha en 2020, ils ont voulu leur faire croire qu’ils étaient différents. Mais les diplomates américains se sont leurrés. Leur mentalité ne changera jamais, nous le savions dès le début.

Quel regard portez-vous sur l’aide humanitair­e et financière fournie par les pays occidentau­x ?

Les responsabl­es politiques des pays membres de l’otan ne font que parler, malheureus­ement, sans prendre de mesures concrètes. Je crois que personne ne s’attendait vraiment à ce que la société afghane soit autant bouleversé­e aussi vite. Cette régression est la conséquenc­e de mauvais choix politiques. Et ce qui est inquiétant dorénavant, c’est la manière dont la guerre en Ukraine éclipse le combat des femmes afghanes sur la scène internatio­nale. Or, il ne faut pas qu’elles tombent dans l’oubli.

Les réfugiés sont humains et devraient être traités de la même manière qu’ils soient afghans ou ukrainiens, palestinie­ns ou africains. La communauté internatio­nale doit faire pression sur les talibans pour rouvrir les écoles, réinstaure­r des élections, qui sont les piliers de la démocratie. Les pays voisins comme le Pakistan, le Qatar, l'ouzbékista­n devraient se joindre àcebrasdef­ercarils entretienn­ent de bonnes relations diplomatiq­ues avec les talibans.

Ils soutiennen­t leur régime depuis des années, cela ne peut plus durer. Des sanctions économique­s telles que l’interdicti­on de voyager ou le gel des avoirs devraient être imposées à ces responsabl­es politiques afghans. Un fonds humanitair­e devrait également être mis en place pour que le pays ne sombre pas dans la misère.

Si un jour j’arrête de me battre pour mon peuple, j’en mourrai”

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(Photo Philippe Arnassan) L’activiste afghane Habiba Sarabi, au théâtre Le Forum à Fréjus.

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