Nice-Matin (Cannes)

Paul Bourget

HISTOIRE D’AMOUR À HYÈRES

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Extraits du roman Laurence Albani, écrit en 1919 à Hyères, de l’écrivain académicie­n français.

Et maintenant... » dit Antoine Albani en levant sa hache, « ramasse la scie, Marius. C’est au tour de cet arbre-ci. Nous ferons tomber ce gros de ce côté. » Marius, un beau et fort jeune homme de dix-huit ans, se baissa pour prendre à terre la longue scie à deux mains, que lui désignait son père. Celui-ci, d’un bras resté vigoureux, malgré la soixantain­e approchant­e, asséna quelques rudes coups dans le tronc du pin d’alep qu’il méditait d’abattre. L’écorce écailleuse, noire d’un récent incendie, sautait sous le fer. Le coeur de l’arbre commençait d’apparaître dans l’entaille. Le suintement gras de la résine engluait l’arme, attestant que la flamme avait surpris le puissant végétal en pleine sève. La violence du feu avait été terrible, à juger par l’étendue des ravages dont la colline – une de celles qui séparent Hyères du golfe de Giens – portait la trace. Un vaste bois de pins séculaires, pareils à celui contre lequel s’escrimait Albani, ne montrait plus à ses cimes que des aiguilles roussies parmi lesquelles se détachaien­t en noir sur le ciel bleu les petites boules calcinées des pommes... - « La maman l’avait bien dit. Nous en aurons pour quatre jours à débiter le lot. Ça sera moins long que d’aller, comme les autres années, chercher de quoi nous chauffer, là-bas, dans les Maures. »

Il montrait de sa main, tannée et cordée de veines, la ligne des montagnes qui se profilaien­t, à distance de plusieurs lieues, violettes sur l’horizon clair, avec des taches d’un blanc cru qui étaient des villages, et des taches d’un vert sombre qui étaient des forêts. À gauche, l’extrémité de cette chaîne se reliait à un massif plus élevé. À droite, elle inclinait vers la mer, toute bleue, d’un bleu plus intense que celui du ciel et d’où surgissaie­nt d’autres hauteurs, celles des îles d’hyères : le Titan avec sa falaise abaissée, Port-cros avec sa forteresse, Porqueroll­es avec les rochers aigus qui la terminent...

Albani parle, avec son fils Marius, de sa soeur Laurence

- « Tu ne seras donc jamais gentil pour Laurence, mon pauvre Marius ? »

- « Pas tant qu’elle fera la Madame, répondit le frère. C’est le même sang qui coule dans nos veines et parce qu’elle a été deux ans chez une lady anglaise... »

- « Oui, interrompi­t le père, nous avons peut-être eu tort, la maman et moi, d’accepter que cette lady Agnès l’emmenât... Mais nous avions tant de charges. Grandpère vivait encore, tu venais d’être malade, il y avait eu une mévente des vins plusieurs années de suite... Que Laurence ait pris d’autres habitudes, c’est trop naturel. Où tu es injuste, c’est quand tu as l’air de croire qu’elle changé pour nous. La preuve ? Après la mort de sa dame, où est-elle revenue aussitôt ? À la maison. Elle pouvait si bien chercher une place de demoiselle de compagnie en Angleterre où elle aurait gagné gros... »

- « Ce que je sais c’est qu’autrefois elle travaillai­t la terre de ses bras, comme toi, pour toi, comme maman, comme Marie-louise, et que maintenant... »

- « Maintenant, avec ces boîtes que lady Agnès lui a appris à peindre, elle nous rapporte autant d’argent que si elle bêchait... »

- « Et quand les antiquaire­s de Toulon et d’hyères qui les lui achètent en auront assez ?, insista l’obstiné Marius. Et puis, si elle ne jouait pas à la princesse, n’auraitelle

apas épousé déjà ce brave Pascal Couture, qui se fatigue d’espérer ? Et puis... Et puis... » Visiblemen­t il hésitait...

- « Et puis, qu’est-ce que tu veux ? Je n’aime pas ses manigances avec M. Pierre Libertat. »

- « Et si c’est lui qu’elle épouse ? », dit le père.

- « Voyons, papa, »

- « À cause de sa fortune ? Justement parce qu’il est très riche, il n’a pas besoin que sa femme le soit. » c’est impossible.

Laurence, en effet, est courtisée par deux hommes, Pierre Libertat, jeune bourgeois autoritair­e, et Pascal Couture, un paysan. Ce dernier emploie comme garçon de ferme un pauvre enfant, Virgile, qui est battu par ses parents. Il lui est arrivé une aventure que Pascal Couture raconte à Laurence :

- « La semaine dernière, les parents de Virgile ont eu de nouveau pour lui une de ces méchanceté­s qui rendent ce petit complèteme­nt fou. C’est à propos de ce monsieur de Marseille qui s’est trouvé fatigué dans son automobile. Le monsieur était sans connaissan­ce, la voiture arrêtée. Sa dame avait perdu la tête. Le gosse passe. Il court chercher un médecin. Il a la chance de rencontrer le docteur Mauriel, qu’il ramène tout de suite. Le malade a été si bien soigné qu’il a pu repartir le lendemain. C’est des gens très riches. La dame a donné un billet de cent francs pour Virgile. Ce billet, le docteur l’a remis aux parents. Eux s’en sont servis pour acheter une bicyclette au frère de Virgile, Victor. Ils l’ont eue d’occasion pour ce prix. »

- « Et alors ? », insista Laurence. - « Alors ces injustices-là, ça vous enrage. »

Peu de temps après, les deux frères Virgile et Victor ont disparu. On les cherche partout en vain. La nuit suivante, alors que Laurence ferme ses volets...

- « Mademoisel­le Laurence... Mademoisel­le Laurence... » Et une forme d’enfant s’avança dans l’ombre pour y rentrer aussitôt, comme avec terreur. Laurence avait reconnu le petit Virgile.

- « Où est ton frère ? »

- « Là », répondit Virgile.

Il répéta «Là» en montrant de sa main, à droite, un point qu’il voyait sans doute, mais que Laurence chercha à distinguer dans cet horizon, comme martelé par la lune de lumières très blanches et d’ombres très noires. - «Où,là?» , insista-t-elle.

- « Dans le marais », fit l’enfant. Et, se serrant contre la jeune fille, la tête cachée contre sa robe :

- « Je l’y ai jeté. »

- « Tais-toi et viens... Raconte-moi

« Et une forme d’enfant s’avança dans l’ombre pour y rentrer aussitôt, comme avec terreur »

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Le Plantier à l’époque de Paul Bourget.
(Photos DR) La villa Le Plantier à l’époque de Paul Bourget.

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