Santé mentale : la philo,
UN CHEMIN VERS LA LIBERTÉ
V «ous direz, dans votre article, qu’en psychiatrie, vous avez rencontré des gens intelligents ? Qu’on n’est pas des fous ? » « On dit de nous qu’on est des malades, il y a même des gens qui ont sonné ici (à l’hôpital de jour associé au service de psychiatrie de l’hôpital Simone Veil à Cannes, Ndlr) pour demander : est-ce qu’il y a des gens dangereux ? » Les mots de Véronique, Nathalie, Kader et Jacqueline, qui participent ce jour où nous les rencontrons à un café philo organisé par Sonia Gérard, docteure en psychologie (lire cidessous), disent le poids des stéréotypes associés à la maladie psychique. Et la prison dans laquelle ils enferment ceux qui en sont atteints, peu importe le diagnostic. «Icije me sens libre. Libre notamment de dire que partout ailleurs je ne suis pas libre. Que je n’ai jamais été libre », témoignera ainsi Véronique au cours des échanges.
« La femme est là pour l’homme »
La liberté, une notion particulièrement importante pour ces patients soumis à de nombreuses injonctions, médicales, familiales, sociales... La liberté ou la possibilité d’agir selon sa propre volonté. En sortant du cadre très fermé, dessiné par cette maladie psychique qui tend à les définir. C’est à cette réflexion que Sonia Gérard essaie de conduire les personnes qui participent au café philo qu’elle a lancé il y a quelques mois. Et, ce mardi, comme à l’accoutumée, elle commence par inscrire sur le grand tableau blanc une formule célèbre d’un philosophe. Aujourd’hui, ce sera « L’existence précède l’essence », du philosophe Jean-paul Sartre (1). Sonia se tourne ensuite vers la petite assemblée. « Quelle est, selon vous, la signification du mot « essence » ? » Silence. Chacun réfléchit. La question n’est pas aisée, Sonia en est bien consciente et elle va doucement guider le groupe. « En philosophie, l’essence, c’est la définition de quelque chose. Ce serait quoi l’essence d’un être humain ? À quoi est-il destiné ? » Les réponses sont timides. « À vivre, se nourrir ? », propose Kader. D’autres lui emboîtent le pas, avec des suggestions diverses que Sonia commente avec bienveillance. Et elle va continuer d’accompagner les réflexions. «Etl’essence plus précisément d’une femme ? » C’est un peu l’embarras.
Nathalie se lance : « Elle est là pour se reproduire ». « La femme est là pour l’homme ». La réponse irrite Jacqueline, pétillante octogénaire, pleine d’esprit, qui se revendique libre et rebelle. « Lorsque je vous demande ce que ça signifie, je vous pousse à donner une définition réductrice », commente Sonia. « Mais moi, je ne cherche pas à réduire, je cherche à donner toutes les possibilités ! », s’emporte Jacqueline. « Vous dites des choses géniales Jacqueline ! Lorsqu’on évoque l’essence des êtres, on tente en effet de leur donner une fonction, on réduit leur champ d’action. » Et Sonia saisit l’opportunité de notre présence pour illustrer son propos : « Quand je vous demande, par exemple, à quoi sert une journaliste, que me répondez-vous ? » Les propositions fusent : « Elle sert à nous faire voir des choses nouvelles, à communiquer, transmettre… » « Ça fait la pluie et le beau temps ! » « Et pas faire de la philo, comme elle le fait en participant avec vous à cet atelier… », complète Sonia, avant de résumer son propos : « L’essence, c’est un mode d’emploi ». Aussitôt, l’assemblée réagit : « Mais, on attend quelque chose de l’article que va écrire Nancy ». « Elle va donner son opinion, sa vision des choses. » Mise en lumière de la notion de subjectivité qui va permettre à Sonia de poursuivre sur le mot « existence ».
« En venant ici, vous existez »
« Exister ? Quand je vous parle de votre existence c’est quoi ? » « C’est la vie », répond Nathalie. « Est-ce que ce stylo que je tiens à la main existe ? », insiste la psychologue. « Oui, quand il écrit ! » « Et vous qu’avez-vous fait hier pour exister ? » « J’ai fait la sieste ! » « J’ai mangé, j’ai bu... » « L’existence c’est aussi ce que vous faites, comment vous vous engagez dans la vie… » Alors : « Faut-il d’abord exister pour être ou l’inverse ? » « Il faut d’abord exister », répond aussitôt Jacqueline.
« C’est effectivement ce que dit Sartre : qu’il faut exister pour être et non l’inverse. L’essence, c’est le mode d’emploi. L’existence, c’est vous qui choisissez.
L’initiative est unique dans la région. Psychologue hospitalière à Cannes, Sonia Gérard propose aux personnes en situation de souffrance psychique de participer à des cafés philo. Immersion.
C’est votre liberté. C’est ce qui fait que vous décidez en votre âme et conscience de venir assister à ce café. Pour beaucoup, les « usagers de la psychiatrie », même si je n’aime pas ce mot – « le principal c’est que vous ne disiez pas « patient » l’interrompt Jacqueline –, ce sont des personnes qui prennent des médicaments, qui ont été hospitalisées dans un service de psychiatrie… C’est la définition, l’essence. Mais, en venant ici, en choisissant de faire autre chose que ce que le psychiatre, le psychologue, l’infirmière etc, vous suggèrent, vous faites preuve de liberté. Vous existez. »
Et Sonia va conclure sur la notion de libre arbitre. « La phrase de Sartre vous suggère que vous êtes libres et vous pousse à aller plus loin. A ne pas vous dire : je ne peux pas. À l’instar de ce que fait Jacqueline : on a eu beau lui dire de faire, elle ne fait pas. » Jacqueline prend alors la parole : « Moi, j’ai adapté ma vie en fonction de ce qui me fait plaisir… Personne n’a jamais décidé pour moi. Je n’ai jamais suivi les recommandations ». « Vous avez choisi avec votre liberté », lui répond Sonia. « J’ai choisi aussi avec mon intelligence », sourit Jacqueline, avant d’apostropher Sonia : « À propos de liberté, vous nous imposez un thème pour le café philo. On veut être libre de le choisir ! » Elle a tout compris.
« On veut être libre de choisir le thème »