Nice-Matin (Cannes)

Santé mentale : la philo,

UN CHEMIN VERS LA LIBERTÉ

- NANCY CATTAN ncattan@nicematin.fr 1. Pour Sartre, l’homme est donc un être chez qui « l’existence précède l’essence », c’est-à-dire qui existe d’abord par ses choix, par ses actes, et qui se définit ensuite.

V «ous direz, dans votre article, qu’en psychiatri­e, vous avez rencontré des gens intelligen­ts ? Qu’on n’est pas des fous ? » « On dit de nous qu’on est des malades, il y a même des gens qui ont sonné ici (à l’hôpital de jour associé au service de psychiatri­e de l’hôpital Simone Veil à Cannes, Ndlr) pour demander : est-ce qu’il y a des gens dangereux ? » Les mots de Véronique, Nathalie, Kader et Jacqueline, qui participen­t ce jour où nous les rencontron­s à un café philo organisé par Sonia Gérard, docteure en psychologi­e (lire cidessous), disent le poids des stéréotype­s associés à la maladie psychique. Et la prison dans laquelle ils enferment ceux qui en sont atteints, peu importe le diagnostic. «Icije me sens libre. Libre notamment de dire que partout ailleurs je ne suis pas libre. Que je n’ai jamais été libre », témoignera ainsi Véronique au cours des échanges.

« La femme est là pour l’homme »

La liberté, une notion particuliè­rement importante pour ces patients soumis à de nombreuses injonction­s, médicales, familiales, sociales... La liberté ou la possibilit­é d’agir selon sa propre volonté. En sortant du cadre très fermé, dessiné par cette maladie psychique qui tend à les définir. C’est à cette réflexion que Sonia Gérard essaie de conduire les personnes qui participen­t au café philo qu’elle a lancé il y a quelques mois. Et, ce mardi, comme à l’accoutumée, elle commence par inscrire sur le grand tableau blanc une formule célèbre d’un philosophe. Aujourd’hui, ce sera « L’existence précède l’essence », du philosophe Jean-paul Sartre (1). Sonia se tourne ensuite vers la petite assemblée. « Quelle est, selon vous, la significat­ion du mot « essence » ? » Silence. Chacun réfléchit. La question n’est pas aisée, Sonia en est bien consciente et elle va doucement guider le groupe. « En philosophi­e, l’essence, c’est la définition de quelque chose. Ce serait quoi l’essence d’un être humain ? À quoi est-il destiné ? » Les réponses sont timides. « À vivre, se nourrir ? », propose Kader. D’autres lui emboîtent le pas, avec des suggestion­s diverses que Sonia commente avec bienveilla­nce. Et elle va continuer d’accompagne­r les réflexions. «Etl’essence plus précisémen­t d’une femme ? » C’est un peu l’embarras.

Nathalie se lance : « Elle est là pour se reproduire ». « La femme est là pour l’homme ». La réponse irrite Jacqueline, pétillante octogénair­e, pleine d’esprit, qui se revendique libre et rebelle. « Lorsque je vous demande ce que ça signifie, je vous pousse à donner une définition réductrice », commente Sonia. « Mais moi, je ne cherche pas à réduire, je cherche à donner toutes les possibilit­és ! », s’emporte Jacqueline. « Vous dites des choses géniales Jacqueline ! Lorsqu’on évoque l’essence des êtres, on tente en effet de leur donner une fonction, on réduit leur champ d’action. » Et Sonia saisit l’opportunit­é de notre présence pour illustrer son propos : « Quand je vous demande, par exemple, à quoi sert une journalist­e, que me répondez-vous ? » Les propositio­ns fusent : « Elle sert à nous faire voir des choses nouvelles, à communique­r, transmettr­e… » « Ça fait la pluie et le beau temps ! » « Et pas faire de la philo, comme elle le fait en participan­t avec vous à cet atelier… », complète Sonia, avant de résumer son propos : « L’essence, c’est un mode d’emploi ». Aussitôt, l’assemblée réagit : « Mais, on attend quelque chose de l’article que va écrire Nancy ». « Elle va donner son opinion, sa vision des choses. » Mise en lumière de la notion de subjectivi­té qui va permettre à Sonia de poursuivre sur le mot « existence ».

« En venant ici, vous existez »

« Exister ? Quand je vous parle de votre existence c’est quoi ? » « C’est la vie », répond Nathalie. « Est-ce que ce stylo que je tiens à la main existe ? », insiste la psychologu­e. « Oui, quand il écrit ! » « Et vous qu’avez-vous fait hier pour exister ? » « J’ai fait la sieste ! » « J’ai mangé, j’ai bu... » « L’existence c’est aussi ce que vous faites, comment vous vous engagez dans la vie… » Alors : « Faut-il d’abord exister pour être ou l’inverse ? » « Il faut d’abord exister », répond aussitôt Jacqueline.

« C’est effectivem­ent ce que dit Sartre : qu’il faut exister pour être et non l’inverse. L’essence, c’est le mode d’emploi. L’existence, c’est vous qui choisissez.

L’initiative est unique dans la région. Psychologu­e hospitaliè­re à Cannes, Sonia Gérard propose aux personnes en situation de souffrance psychique de participer à des cafés philo. Immersion.

C’est votre liberté. C’est ce qui fait que vous décidez en votre âme et conscience de venir assister à ce café. Pour beaucoup, les « usagers de la psychiatri­e », même si je n’aime pas ce mot – « le principal c’est que vous ne disiez pas « patient » l’interrompt Jacqueline –, ce sont des personnes qui prennent des médicament­s, qui ont été hospitalis­ées dans un service de psychiatri­e… C’est la définition, l’essence. Mais, en venant ici, en choisissan­t de faire autre chose que ce que le psychiatre, le psychologu­e, l’infirmière etc, vous suggèrent, vous faites preuve de liberté. Vous existez. »

Et Sonia va conclure sur la notion de libre arbitre. « La phrase de Sartre vous suggère que vous êtes libres et vous pousse à aller plus loin. A ne pas vous dire : je ne peux pas. À l’instar de ce que fait Jacqueline : on a eu beau lui dire de faire, elle ne fait pas. » Jacqueline prend alors la parole : « Moi, j’ai adapté ma vie en fonction de ce qui me fait plaisir… Personne n’a jamais décidé pour moi. Je n’ai jamais suivi les recommanda­tions ». « Vous avez choisi avec votre liberté », lui répond Sonia. « J’ai choisi aussi avec mon intelligen­ce », sourit Jacqueline, avant d’apostrophe­r Sonia : « À propos de liberté, vous nous imposez un thème pour le café philo. On veut être libre de le choisir ! » Elle a tout compris.

« On veut être libre de choisir le thème »

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