Alice Diop « DEUX FEMMES NOIRES PORTENT UN MESSAGE UNIVERSEL »
« On est avec elle, dans son gouffre, dans son mystère et celui-ci ne cesse de s’épaissir »
Choisi pour représenter la France à l’oscar du film international, Saint Omer met les spectateurs à la place des jurés lors d’une horrible histoire d’infanticide inspirée de l’affaire Kabou. Une oeuvre complexe qui permet à la réalisatrice de signer un premier long-métrage percutant, intrigant et politique. De quelle manière avez-vous procédé pour construire ce récit complexe, qui entrouvre plusieurs pistes sans forcément les refermer ?
Le choix du plan-séquence y contribue énormément ! En me rendant au procès de cette femme qui a tué son enfant, j’ai vécu une expérience tellement sidérante sur bien des aspects, en pensant différentes choses d’elle que des questions sont apparues. Dès lors, il s’agissait d’offrir la possibilité à chaque spectateur de traverser la même chose. Et il se trouve que le meilleur moyen d’y parvenir était de construire une mise en scène à partir de longs plansséquences de 25 minutes. À partir de ces trois blocs, le public est mis dans la position d’un juré… Il devient donc le personnage principal et passe par énormément de sensations. On a l’impression de voir une folle, complètement détachée, et ce qu’elle raconte… c’est glaçant… Lorsque cette femme dit : “Je ne sais pas pourquoi j’ai tué ma fille, j’espère que ce procès pourra me l’apprendre”, c’est hallucinant ! On est avec elle, dans son gouffre, dans son mystère et celui-ci ne cesse de s’épaissir. On est alors renvoyé à nous-mêmes.
Vous avez assisté au vrai procès. Aviez-vous déjà l’idée d’en faire un film ?
Je suis venue au procès par intuition et par rapport à une question qui finalement n’aura jamais vraiment de réponse : que signifie être mère ? C’est incernable, ça nous échappe et paradoxalement c’est aussi ce qui nous fascine. Comment une maman peut-elle arriver à tuer ce qu’elle chérissait le plus ? Parce que oui, elle l’a manifestement aimée. Lorsque je me rends au tribunal, je suis traversée par cette obsession… Sur place, j’ai constaté que beaucoup de femmes ont fait le même trajet et j’ai eu l’intuition que ce qui s’est joué dans cette cour d’assises est universel.
Dès la première scène, vous citez Marguerite Duras. Une écrivaine dont on sent que vous êtes proche, intellectuellement parlant…
Le personnage de Rama, la romancière est un prolongement à mes questions… Elle n’est pas seulement un alter ego et sa présence sert à révéler les enjeux de ce film. C’est une écrivaine Durassienne. On la voit dès le début du film donner un cours sur l’écrivaine. Nous pouvons donc imaginer qu’elle est intéressée par l’ambiguïté des personnages féminins. C’està-dire
de prendre le risque d’aller vers des choses taboues, vers l’indicible… Précisément, ce qu’a fait Duras ! L’image des femmes tondues de Hiroshima mon amour qu’elle projette à ses élèves est, selon moi, très ambiguë puisqu’il s’agit de femmes coupables, qui dans cette justice expéditive, deviennent victimes. Les regarder plonge dans un inconfort et le projet Durassien appelle à les faire entendre audelà de l’assignation au monstre. Précisément, c’est ce que j’essaie de faire.
Vous aviez signé précédemment des documentaires. Aller vers la fiction sur ce projet était-il une évidence ?
L’histoire étant passée, le documentaire n’était pas possible dans ce cas-là… Et il existe déjà un Faites entrer l’accusé sur l’affaire Kabou. Estce
que j’aurais pu faire autrement ? Qui plus est, la fiction permet d’aller plus loin. D’inventer un personnage comme Rama permet de prendre du recul. Grâce à elle on regarde le procès au bon endroit. Sans sa présence, ce serait obscène d’écouter cette histoire. On aurait été exposé à l’horreur et nous ne pourrions pas comprendre, digérer, ni analyser.
La plaidoirie et les témoignages, sont-ils les vrais ou ont-ils été réécrits ?
Tout est vrai ! La plaidoirie est extraordinaire et elle est le fruit de l’écriture de Madame Fabienne Roy-nansion, l’avocate. Il y a quelque chose de profondément littéraire dans cette plaidoirie. La seule addition de la fiction est un passage sur les chimères où, là encore, la fiction vient préciser ce qu’il y a dans le réel. Cette histoire relève aussi de la mythologie. Une femme qui dépose à marée haute, par une nuit de pleine lune, son enfant sur la plage, c’est de l’ordre de la tragédie. Il ne s’agit que de relater.
On sent aussi une volonté de livrer un acte politique fort…
Les personnages principaux sont deux femmes noires, donc deux actrices noires. C’était important que des femmes de couleur portent un message universel. Le fait d’offrir ces corps-là à la mythologie est une manière de les regarder différemment et de ne pas les enfermer dans les configurations habituelles. En général, dans un film, quand des personnages noirs sont mis en scène, ils sont souvent justifiés dans le scénario par une question sociale ou culturelle. Là, ce n’est pas le cas et elles portent une interrogation sur les grandes questions de l’humanité.