Nice-Matin (Cannes)

L’auteur, le livre

- ANDRÉ PEYREGNE magazine@nicematin.fr

Claude Farrère (18761957) est un officier de marine, écrivain – prix Goncourt en 1905 pour

Les Civilisés – et membre de l’académie française.

Il a beaucoup fréquenté Toulon et est un irremplaça­ble témoin de la vie quotidienn­e des officiers de marine au début du

XXE siècle dans le port varois.

Paru en 1910, le roman Les Petites Alliées se déroule à Toulon, dans un univers de jeunes officiers qui se fle, jaillit en avant et, de toute sa force, tapa dans le ricanement qui l’insultait, tapa si fort que les coups claquèrent comme des applaudiss­ements bien frappés… Des lavabos, un crépitemen­t de gifles arrivait soudain dans le restaurant, tout de suite couvert par des cris épouvantab­les. Raboeuf et l’estissac, les premiers, poussèrent la porte. Devant le deuxième lavabo, une chose vivante et hérissée reculait en tournoyant, une chose qui hurlait à gorge arrachée, parmi des trépigneme­nts et les sanglots – une chose vivante : deux femmes accrochées l’une à l’autre et tellement mêlées qu’elles n’étaient qu’une. Les quatre mains disparaiss­aient parmi deux cascades rousse et noire ; les genoux se choquaient à grandes saccades et, sur la peau nue d’une épaule, des dents aiguës mordaient à faire gicler le sang. Un chapeau lacéré gisait à deux pas en deçà, parmi des lambeaux de corsage…

L’estissac et le docteur Raboeuf arrivent à séparer les adversaire­s.

- “Parfait, déclara le docteur après avoir fait le point. Vous avez eu la chance pour vous, jeune Célia ! Le Dieu des armées divertisse­nt avec des demi-mondaines. Célia, l’héroïne, habite villa Chichourle, rue Sainte-rose au Mourillon.

Selon Claude Farrère, « le Mourillon, faubourg maritime et colonial de Toulon, prend place immédiatem­ent avant Paris, dans la hiérarchie des villes où l’on vit pour aimer du soir au matin et pour penser du matin au soir ».

La présence des fumeries d’opium n’est pas étrangère à son attrait.

Beaucoup de demi-mondaines en ont créé dans leurs appartemen­ts.

Le 23 avril 1913, un article du journal Le Matin révèle qu’il y aurait à Toulon cent soixante-trois fumeries clandestin­es.

Un film a été tourné en 1936 par Jean Dréville, avec Madeleine Renaud et Maurice Escande. Bienvenue dans le Toulon maritime du début du

XXE siècle ! s’est visiblemen­t occupé de vos affaires… D’une tuerie comme celle-là, vous devriez sortir avec au moins un oeil crevé !”

- “J’ai une idée, dit l’estissac. Puisque nous devions aller chez Mandarine, emmenons Célia. Elle est fumeuse. Trois ou quatre pipes d’opium la calmeront miraculeus­ement, hein, médecin ?”

- “Miraculeus­ement oui. Trois ou quatre pipes d’opium sont même capables de la sauver de la courbature actuelleme­nt probable.”

Tout ce monde se rend à la fumerie.

La rue toulonnais­e, étroite tortueuse, bordée de hautes maisons, était tout de même lumineuse et pure, à cause du ciel, très clair dont les innombrabl­es étoiles rayonnaien­t… Les portes n’étaient pas numérotées. L’estissac les comptait une à une au passage. Devant la quatorzièm­e il s’arrêta. Cette porte était, comme les autres, fermée, et, par ailleurs, dépourvue de toute sonnette d’appel. Mais deux fenêtres, grillées à gros barreaux de fer, la flanquaien­t. Et, glissant le bras entre les barreaux d’une de ces fenêtres, l’estissac frappa au volet, d’un seul doigt, très doucement… La porte s’ouvrit. Une sorte de fantôme – un homme

Affiche du film de 1936. drapé d’une robe japonaise, et qui tenait de sa main gauche une lampe voilée de rouge – poussait de sa main droite le vantail grinçant et découvrait un couloir à l’ancienne mode, très long, très étroit, très noir…

On marche toute une minute… Mandarine était couchée sur des nattes de sa fumerie, parmi les coussins de soie… Mandarine fumait. Ses longues mains délicates maniaient le bambou épais monté d’argent et sa bouche aux merveilleu­ses lèvres modelées en arc sanglant s’appliquait à l’embouchure de jade. Le petit fourneau de terre chinoise, rouge et dure, évaporait la goutte d’opium sur la flamme de la lampe à verre renflé. Un grésilleme­nt léger rendait le silence mieux perceptibl­e cependant que, d’une aiguille preste, la fumeuse guidait la précise opération.

L’estissac, Raboeuf et Célia s’étaient couchés parmi les coussins… Mandarine tendait à Célia l’embouchure de jade. Célia sut aspirer d’un seul trait, comme il convient…

Pour se faire coquette et tenter de reconquéri­r Peyras, Célia a l’imprudence d’acheter à crédit un collier à un escroc nommé Céladon. Peu de temps après, se trouvant à court d’argent, elle va revoir Céladon et lui demande un prêt d’argent.

- “Vous, Monsieur Céladon, vous n’avez pas quinze louis pour moi ? Quinze ? Ou même dix ?”

- “Pas un ma jolie dame ! Moi aussi, j’ai mes échéances de fin de mois… Si vous en êtes là, allez voir « ma tante ». Sur votre collier, oui le collier que je vous ai vendu l’autre jour… le Mont de Piété vous avancera pour le moins soixante, soixante-dix francs.”

- “Soixante francs sur le collier que je dois vous payer quatre cents ?”

- “Eh oui, dame, le Mont de Piété, vous savez ce que c’est, pas grandchose… Sur l’or à quatorze carats, ils prêtent peu…”

- “Ah ! Vous ne me le rachèterie­z pas, monsieur Céladon ?” - “Moi ? Dieu garde ! Mais j’ai une autre solution : monsieur Merdassou, le marchand de beurre peut payer… Je vous expliquera­i la manière de vous y prendre… Enfin, vous comprenez ce qu’il faudra faire…” - “Monsieur Céladon, je vous remercie beaucoup, mais je ne veux pas !”

- “Allez, continuait Céladon, impérieux, maintenant brutal, presque… Mardi prochain ne sortez pas, faites-vous belle ; achetez des gâteaux et une bonne bouteille ; et attendez le Merdassou. Il viendra. Sachez le satisfaire… Je vais lui dire de votre part : oui.”

Célia sauta, comme on saute sous l’aiguillon d’une guêpe. - “Vous allez lui dire de ma part : non ! Non, non et non…”

- “Ne faites pas trop la maligne… Parce que si vous faisiez trop la maligne, je vous enverrais chez le procureur de la République, moi ! Et il vous rabattrait le caquet, ma gosse !”

Célia ouvrit une bouche suffoquée.

- “Parbleu !.. Vous vous figurez, probable, qu’on peut vendre au comptant ce qu’on vient d’acheter à crédit ?”

Célia était prise au piège. Elle alla se confier au docteur Raboeuf.

Célia assise, un coude sur la table et le visage dans le creux du bras, pleurait. Des sanglots silencieux secouaient ses épaules.

- “Alors ?”, questionna Raboeuf. - “Alors, acheva Célia, le front vers la terre… alors il faudra bien que je lui dise oui, à cet homme, puisqu’il faut dire oui ou aller en prison…”

Ils étaient face l’un à l’autre, la table entre eux. Et ils évitaient de se regarder comme s’ils avaient l’un et l’autre craint de découvrir leurs pensées secrètes.

Ce ne fut qu’après un instant qu’il reprit à voix basse :

- “Vous devez trois mille francs… Assurément, vous paierez trois mille francs… Trois mille francs ce n’est guère… Le premier officier rentrant de Chine comme moi…”

Il s’était levé, sans savoir si c’était pour prendre congé ou autre chose… Elle se leva aussi. Et, toujours, elle regardait d’un regard intense. Alors, brusquemen­t, il avança vers elle. Et elle ne recula pas. Il ouvrit ses bras. Et elle se laissa saisir.

Et il l’étreignit tandis qu’elle souriait sans se défendre, et lui abandonnai­t sa bouche et lui rendait le baiser…

Deux ans plus tard, Raboeuf et Célia se sont mariés. Ils ont fui dans la baie d’halong. L’estissac, de passage en Asie, va les rejoindre. Ils demandent des nouvelles de Toulon.

“C’est comme de votre temps… Les mêmes petites amies sont làbas… les mêmes ou d’autres pareilles… Les mêmes petites soeurs qui, gentiment, s’efforcent d’adoucir la vie aux pauvres hommes… les mêmes petites alliées qui, bravement, prennent soin de leurs soucis, de nos lassitudes, de nos misères et portent la moitié du mauvais fardeau. Rien n’est changé...”

« Mandarine fumait. Ses longues mains maniaient le bambou monté d’argent et sa bouche aux merveilleu­ses lèvres s’appliquait à l’embouchure de jade »

 ?? (DR) ?? Une fumerie à Toulon.
(DR) Une fumerie à Toulon.
 ?? (Photos DR) ?? Claude Farrère, jeune.
(Photos DR) Claude Farrère, jeune.
 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from France