Nice-Matin (Cannes)

« Le procès Bousquet reste une honte pour la justice »

Plus de 70 ans après, l’ex-ministre de la Justice Robert Badinter se penche sur ce moment historique, où la responsabi­lité du haut fonctionna­ire dans la déportatio­n des Juifs a été passée sous silence.

- PROPOS RECUEILLIS PAR SAMUEL RIBOT

“Chez Bousquet, l’ambition était plus forte que tout”

“Il a même été réintégré au Conseil d’état”

Le 23 juin 1949, René Bousquet était déclaré coupable du crime d’indignité nationale, mais réhabilité pour services rendus à la Résistance. La cour n’aura pas un mot sur sa responsabi­lité dans la déportatio­n de milliers de Juifs. L’avocat et ancien ministre de la Justice Robert Badinter revient sur cet épisode honteux pour la justice française. Il évoque le lien entre Bousquet et Mitterrand, et livre son sentiment sur les juridictio­ns d’exception.

Dans quel but avez-vous exhumé les minutes du procès Bousquet, 73 ans plus tard ?

Parce que ce procès reste une honte pour la justice. Un moment terrible, dont on n’avait finalement pas tant de traces que cela. Nous avons eu la chance, avec l’historien Bernard Le Drezen, de retrouver aux Archives nationales le compte rendu sténograph­ique du procès de juin 1949, qui retrace minute par minute ce qui s’est réellement dit pendant ces trois jours. On y découvre par exemple la manière dont l’accusation ménage René Bousquet, minimise son rôle. Je peux vous dire, pour avoir fréquenté les prétoires, que les faveurs de l’accusation vis-à-vis de Bousquet lors de cette audience sont pour le moins inhabituel­les…

Comment expliquer que le procès ait fait l’impasse sur le rôle de René Bousquet dans la déportatio­n des Juifs ?

Quand on regarde le procès de 1949, on voit bien qu’il y manque l’essentiel. Alors que dans le dossier d’instructio­n, il y a à peu près tout ! C’est donc au moment du passage au filtre de la chambre de l’instructio­n, où le procureur de la République et les conseiller­s à la Cour de cassation sont présents, que tout se dégonfle. Il ne reste plus que l’affaire de ces radios, qui est en réalité une histoire complèteme­nt annexe : une opération de saisie de postes TSF utilisés par les Résistants français et autorisée par Bousquet. Ce qui n’est pas exactement le niveau d’action de l’homme qui avait eu en France jusqu’à 100 000 policiers à sa dispositio­n, soit la plus grande force organisée du régime de Vichy (1).

Vous écrivez que, parfois, la justice fabrique des coupables avec des innocents, alors que là, elle fait le contraire…

C’est exactement ce qu’il s’est passé. Il n’y a aucun doute sur le fait que la chanceller­ie connaissai­t l’affaire Bousquet dans sa totalité et qu’il y a eu une volonté caractéris­ée de l’étouffer. Pourquoi ? On s’en doute.

Par qui ? On ne peut pas l’affirmer. J’aurais voulu trouver la clef, mais je n’y suis pas parvenu.

C’est un grand sujet de frustratio­n pour moi. C’est pour cela que j’ai tenu à faire insérer deux pièces dans le livre : celle qui montre que Bousquet a ordonné les rafles de 1942, dont celle du Vel d’hiv, et celle qui abaisse – sur son ordre – l’âge auquel les enfants peuvent être raflés, le faisant passer de cinq à deux ans. Ce qui est abject. Vous imaginez des enfants de trois ans montant dans des wagons de déportatio­n ? Seuls ? Sans leurs parents ? Avec leur nom inscrit sur un bout de carton ?

Le dossier administra­tif de René Bousquet, qui aurait été d’une grande aide pour comprendre ce qui a pu se jouer, a été « égaré »…

Tout a été vidé ! Ce dossier contenait la correspond­ance entre le procureur général près la cour de justice et le cabinet du ministre, auprès duquel, à l’époque, lorsqu’il s’agissait d’affaires sensibles, on prenait des instructio­ns. Mais il s’est volatilisé.

Que peut-on en conclure ?

Qu’une main pieuse a fait disparaîtr­e cette correspond­ance et donc la teneur des instructio­ns données au procureur général.

René Bousquet est dépeint au début de sa carrière comme un grand serviteur de l’état. Comment a-t-il pu basculer vers la collaborat­ion ?

Vous savez, avant la guerre, il y avait deux grands espoirs au sein de la Préfectora­le.

René Bousquet et… Jean Moulin. Comment le premier est-il passé à la traîtrise, à la collaborat­ion ? Comment a-t-il pu ainsi accepter les louanges d’himmler ? En d’autres temps, il aurait eu une grande carrière.

C’était un fonctionna­ire exceptionn­el, travaillan­t comme un fou, extrêmemen­t intelligen­t, portant beau…

Si, en 1914, Clemenceau avait appelé un homme de sa trempe à ses côtés, celui-ci serait devenu un héros. En 1942, il a choisi Vichy… Chez cet homme, l’ambition était plus forte que tout. Qu’importe le maître, pourvu qu’on monte.

Pourquoi René Bousquet est-il revenu en France en 1945 ?

Il savait qu’en rentrant en France, alors que les Américains lui avaient proposé un exil sous protection aux États-unis, il prenait un risque mesuré.

Une anecdote le résume bien : lorsqu’il arrive à Paris, en 1945, il est amené à la Chambre des députés, là où siègent les membres de la Haute Cour. Il est assis dans le couloir, entre deux gendarmes. Passe alors son ancien directeur de cabinet, auquel il tient ce propos :

« Ne vous inquiétez pas, ça se passera très bien. »

Et ça s’est en effet très bien passé pour lui, puisqu’il a été blanchi…

En 1957, on lui rend sa Légion d’honneur. En 1958, il est amnistié. Comment l’interpréte­r ?

Il a même été réintégré au Conseil d’état… Et on en revient à cette confiance qui l’anime à la fin de la guerre. Lui savait sur qui il pouvait compter. Pourquoi ? En échange de quoi ? C’est une autre histoire.

Qu’aurions-nous pu attendre du procès devant la cour d’assises qui l’attendait lorsqu’il fut assassiné en 1993 ?

Pas grand-chose, selon moi. Il y avait une difficulté majeure pour le rejuger. On ignore ce qu’aurait décidé la Cour de cassation.

Par ailleurs, René Bousquet était atteint de la maladie d’alzheimer. Je suis donc loin d’être convaincu que ce procès aurait pu faire émerger autre chose.

À l’époque, il y a également la révélation des relations entre René Bousquet et François Mitterrand…

Jamais François Mitterrand n’a croisé René Bousquet à Vichy. Bousquet, d’ailleurs, ne l’a jamais dit. Mitterrand est alors un jeune prisonnier évadé, de droite certes, qui est attiré par le pouvoir, c’est vrai, et qui est recruté par le gouverneme­nt de Vichy comme contractue­l au ministre des Prisonnier­s de guerre. En d’autres termes, il n’est rien. Bousquet, lui, est au sommet de ce système pyramidal. J’ajoute que Bousquet, avec le certificat de Résistance que lui a délivré la Haute Cour de justice, a longtemps été reçu dans tout Paris. Il s’était refait une virginité et siégeait, ne l’oublions pas, dans les plus grands conseils d’administra­tion.

Si une telle situation se représenta­it aujourd’hui, aurions-nous les outils pour juger efficaceme­nt ?

Oui. Parce que le lien entre le parquet et la chanceller­ie n’a plus rien à voir. Cela dit, je suis à titre personnel un adversaire du système des hautes cours comme de toute juridictio­n d’exception. La chambre criminelle de la Cour de cassation, avec ses garanties d’indépendan­ce, ferait à mon sens beaucoup mieux l’affaire.

Pour juger des hommes et des femmes politiques, ces magistrats au sommet de leur carrière, expériment­és, nommés après avis du CSM, sont tout à fait indiqués. Les parlementa­ires n’ont pas à se faire juges des ministres : ce n’est pas sain.

Et ça laisse immanquabl­ement une impression de malaise.

1. René Bousquet était secrétaire général de la police du régime de Vichy. À lire : Le procès Bousquet, éditions Fayard, 512 pages, 25 euros.

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(Photo Philippe Dobrowolsk­a) Aujourd’hui, « le lien entre le parquet et la chanceller­ie n’a plus rien à voir », souligne l’ancien garde des Sceaux.
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