Nice-Matin (Cannes)

Alexandre Jardin « MON FRÈRE MAUDIT ET TANT AIMÉ »

- LAURENCE LUCCHESI llucchesi@nicematin.fr

Avec « Frères », paru chez Albin Michel, l’écrivain, qui est en dédicace à Cannes ce 15 septembre, lâche une bombe littéraire. Intime et sans tabou.

I« L’un des grands thèmes de ce livre c’est comment on fait pour vivre dans le chaos »

l aura fallu trente ans et une série de disparitio­ns dans sa famille, pour qu’alexandre Jardin revienne enfin sur son « anti-moi », son frère Emmanuel : « En 2022, j’ai perdu ma mère, mon beau-père et ma soeur. Ce qui a éveillé chez moi le besoin de remettre de la substance dans ma vie. Surtout celle qui avait été occultée : mon frère Emmanuel, qui a mis fin à ses jours le 11 octobre 1993. »

Exploratio­ns quasidélir­antes de la sexualité

Autre déclencheu­r essentiel : sa rencontre avec « sa Canadienne » comme il surnomme l’élue de son coeur. « Elle aborde tout à son juste niveau, ce qui est très rare. Elle m’a appris que les griefs que j’avais par rapport à mes vies d’avant n’avaient aucun sens, car les gens font du mieux qu’ils peuvent. J’ai écrit sans jugement réducteur. En prenant en compte le fait que nous sommes assaillis d’émotions ambivalent­es. Pour saisir le regard que j’ai sur Emmanuel, il fallait en passer par cette complexité. »

Afin d’appréhende­r cet être « à la fois incandesce­nt de dangerosit­é, d’hypertendr­esse, de générosité, de folie, de sagesse, et de vie spirituell­e », tout en étant enclin à des « exploratio­ns quasi-délirantes de la sexualité ». Et de souligner : « Emmanuel pose la grande question : est-ce qu’on va assez loin vers soi ? Lui y allait. Avec légèreté, drôlerie, poésie. Il me paniquait, et en même temps je l’admirais. Nous étions le revers de la même médaille. »

Faisant fi de tous les tabous, son aîné de trois ans n’avait pas hésité à mettre dans son lit la dernière maîtresse de son père, alors même que celui-ci venait de décéder. « Lorsque, du haut de mes quinze ans, j’ai tenté de le raisonner, en lui disant que c’était dangereux, il a rectifié en me disant : c’est très dangereux, et c’est ça qui est bon. Il considérai­t qu’étant un Jardin, je pouvais tout entendre ! Jusqu’à me proposer une autre fois de coucher avec sa petite amie du moment, à laquelle je plaisais. Tout était paroxystiq­ue avec lui. Il pouvait décider de se marier, et annuler le matin même. » Né d’une autre mère que celle d’emmanuel, Alexandre était tétanisé par l’attitude constammen­t blessante de celle-ci à l’égard de son fils. « Je ne savais même pas qu’une mère pouvait se comporter comme cela. Et lui était d’une telle gentilless­e en contrepoin­t. L’un des grands thèmes de ce livre c’est comment on fait pour vivre dans le chaos. »

Tout aussi épris de liberté, Alexandre trouvera pour sa part une échappatoi­re dans l’écriture. Il révèle : « Il a toujours été en filigrane dans les personnage­s de mes romans. Il y a du Emmanuel dans mon livre ‘‘Le Zèbre’’, par exemple. Je vivais ma notoriété comme une usurpation. Alors que lui était très abouti dans sa forme poétique. Je crois qu’il ne voulait pas me voir pour ne pas m’en vouloir. »

Lui aussi aurait pu en vouloir à ce frère, aux gestes quasi incestueux lors d’une sieste commune. Mais cela n’a pas été le cas : «Il était lui-même autant victime que moi, nous n’étions que des enfants. Très étrangemen­t, alors que j’en avais éprouvé beaucoup de honte, je ne lui en ai jamais voulu. Même si quand on m’a annoncé sa mort, j’ai eu cette pensée minable : personne ne saura jamais ce qui s’était passé lors de cette sieste. » Autre secret qu’alexandre Jardin révèle : sa propre tentative de suicide, à l’âge de quinze ans. « Au lendemain de la mort de notre père, je m’étais retrouvé seul, en Irlande. Un des pires moments de ma vie. Mais la différence, c’est qu’il y avait la possibilit­é que quelqu’un me tire de l’eau, ce qui a été le cas. Lui, c’était une véritable exécution. Comme s’il avait voulu tuer aussi, au-delà de lui, tous les démons familiaux, à commencer par le passé de notre grandpère, bras droit de Laval sous Vichy. Il y avait un rapport impossible avec le réel dans cette famille construite sur le déni. »

« Ce livre est mon épitaphe »

Tout en ne se défaussant pas de ses propres responsabi­lités : « Si j’ai mis autant de temps à écrire ce livre, c’est parce que je me savais coupable. Quand Emmanuel m’a fait appeler pour que j’aille le récupérer après une tentative de pendaison, j’aurais dû le faire interner. Je sais désormais à quel point la vie est faite de fulgurance­s. Sitôt que j’ai terminé le manuscrit de Frères, je l’ai envoyé à trois amis pour être sûr qu’il sorte, même si je passais sous un camion. Car il est mon épitaphe, mon kaddish [prière juive, ndlr] ,etje devais bien cela à Emmanuel pour qu’il sorte du trou noir de l’oubli. Avec les questions dont il est porteur. »

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