Nice-Matin (Cannes)

« On ne peut pas protéger ce qu’on ne connaît pas »

Raconter le monde vivant non-humain, comprendre les liens qu’on tisse avec. « La science est nécessaire, pas suffisante », clament une militante du climat, un océanograp­he et un navigateur.

- SONIA BONNIN sbonnin@varmatin.com

IComme si je découvrais la moitié de l’humanité”

l y a le navigateur, ex-accro à « une drogue dure », la vitesse et la compétitio­n. Il y a l’océanograp­he qui perçoit la vie « par les liens qu’elle tisse ». Et l’activiste du climat qui « ose les brèches de désobéissa­nce ».

Un trio comme un compagnonn­age qui interpelle le mythe du progrès – « en quoi vider la mer serait un progrès ? ». Et se désespère des décisions politiques à rebours de la connaissan­ce – « On ne peut pas dire qu’on ne sait pas. Nous avons la liberté d’écrabouill­er le monde. Ou de tout faire pour vivre en harmonie avec lui. Nous sommes la seule espèce à pouvoir faire ça. »

Surnommé Bilou, le navigateur est Roland Jourdain, double vainqueur de la Route du rhum. Un quasi-repenti de l’esprit de compétitio­n, acharnée des courses au large. Le spécialist­e de la société subtile des cachalots, c’est l’océanograp­he François Serano. Ses mots donnent vie « au monde sauvage, qui est libre et n’a pas besoin de l’homme ».

Enfin, la militante en bataille contre l’exploitati­on des minerais dans le fond de la mer, c’est Camille Étienne.

Les trois se sont retrouvés à Toulon cette semaine, après avoir partagé quelques jours et nuits de navigation, dans le cadre d’une mission scientifiq­ue en Méditerran­ée, juste devant nos côtes. Leurs trois voix racontent une histoire commune. « Moi, je viens de la montagne, du fin fond de la Savoie, débute Camille Étienne. Je suis passionnée par les glaciers, mais pas à l’aise dans l’eau. » L’océan était « un impensé », un lieu « vide, noir et silencieux ».

Il y a trois ans, pour éviter de prendre l’avion, elle navigue à voile, jusqu’en Islande. Une révélation. « Comme si, à 23 ans, je découvrais la moitié de l’humanité. Un monde

entier. » Et voilà le premier point de leur argumentai­re. « On ne peut pas protéger ce qu’on ne connaît pas, ce qu’on n’aime pas. »

Alors connaître, oui mais par quel bout ? François Sarano a sa réponse. Avec sa femme Véronique Sarano, le plongeur, océanograp­he et fondateur de l’associatio­n Longitude 181, a passé des décennies à amasser des connaissan­ces sur la vie marine – et il continue de le faire. Mais devant le public, son obsession est de parler de liens. « La biodiversi­té, ce qui définit le vivant, ce sont les liens que chacun tisse. On parle de toile du vivant. » Il file la métaphore. « Un écosystème est comme un gilet. Si une seule maille est ouverte, le tout s’effiloche ». Ce lien, chacun peut l’expériment­er

« dans la rencontre authentiqu­e » avec d’autres animaux. Et c’est le deuxième argument. « Tant qu’on considérer­a les autres vivants comme à notre service, comme une ressource, on ne changera pas ».

L’endroit où le climat change le plus

Justement sur le fil, l’exploitati­on minière des fonds marins en arctique, « l’endroit au monde où le changement climatique est le plus rapide », insiste Camille Étienne. « Nous avons réussi à gagner du temps avec le gouverneme­nt norvégien, pour faire en sorte qu’ils autorisent seulement l’exploratio­n minière. » Et non l’exploitati­on.

Pas une victoire totale, mais déjà un enseigneme­nt sur les vertus de la mobilisati­on collective.

« Ne doutez jamais, jamais, des actions menées, même une petite action, même si ça a l’air insignifia­nt.

Pour la Norvège, un demi-million de personnes ont signé une pétition pour refuser l’exploitati­on minière. » La liste des noms a été remise symbolique­ment dans les mains des membres du gouverneme­nt. «Et cela nous a échappé, ça a basculé. » Dans le bon sens.

Même l’homme qui a navigué grâce au souffle du vent a fini par faire le bilan de son activité, la course au large, et à en tirer les leçons. « Finalement, c’est facile de changer d’aventure, plaide le navigateur Roland Jourdain. J’ai fini par me guérir de la drogue dure que j’avale depuis 40 ans, celle d’essayer d’aller toujours plus vite. » Après une collision contre une baleine, il a été « dur de réaliser qu’on fait beaucoup de dégâts pour sa passion » . Ce « choc » l’a changé et amené à « réfléchir autrement », troisième piste ouverte. Sa nouvelle aventure s’appelle We Explore, un catamaran en partie construit en fibre de lin, devenu outil au service de la recherche et de la pédagogie.

« Il est possible de retrouver une Méditerran­ée riche, exubérante, foisonnant­e, ajoute son coéquipier et ami François Sarano. Une mer qui sera notre meilleur allié pour le climat, pour l’avenir ». Si nous changeons nos méthodes.

La course illimitée aux ressources est impossible dans un monde qui n’est pas infini. L’arrivée sur la côte atlantique d’un navire géant de pêche industriel­le en est un exemple sévère. « De tous les dérèglemen­ts, la pêche est le plus terrible. Le chalutage équivaut à une forêt qu’on détruit… pour ramasser une pâquerette. »

Réconcilie­r les hommes avec la vie sauvage, François Sarano (Actes Sud) 21

Pour un soulèvemen­t écologique : dépasser notre impuissanc­e collective, Camille Étienne (Seuil) 18

 ?? ??
 ?? ?? Camille Étienne et François Sarano étaient de passage à Toulon.
Camille Étienne et François Sarano étaient de passage à Toulon.
 ?? (Photos Nina Padovani, Camille Dodet et François Sarano - Longitude 181) ??
(Photos Nina Padovani, Camille Dodet et François Sarano - Longitude 181)

Newspapers in French

Newspapers from France