Irène Jacob A RENDEZ-VOUS AVEC LE DIABLE
Dans « Rendez-vous avec Pol Pot », l’actrice campe une journaliste chargée d’interviewer le dictateur cambodgien dans un film oscillant entre la fiction et le documentaire.
Prix d’interprétation féminine à Cannes en 1991 pour « La Double Vie de Véronique », Irène Jacob est une actrice qui sait comment marquer de son empreinte un festival comme Cannes. En ouverture de la sélection Cannes Première, l’actrice française est à l’affiche du film « Rendez-vous avec Pol Pot » de Rithy Panh qui nous emmène dans les pas de trois Français, dont deux journalistes, invités par le régime révolutionnaire cambodgien des années 1970 et qui espèrent obtenir un entretien exclusif avec Pol Pot. Petit à petit, la réalité qu’ils perçoivent sous la propagande et le traitement qu’on leur réserve va peu à peu faire basculer les certitudes de chacun…
Quand on est actrice, est-ce que l’on s’imagine être au coeur d’un film qui raconte un génocide ?
Être actrice, c’est réussir à porter des films sur des histoires tragiques, et les histoires, ce sont toutes les histoires. On joue des journalistes qui viennent enquêter sur une révolution dans un pays où il y a eu une chape mortelle sur tout un peuple. Ce n’est pas si vieux, nous sommes en 1978. On ne s’imagine pas à quel point cette révolution, qui devait être une révolution pour plus d’humanité, a privé les humains d’amour, de liberté, de choix.
Le film montre le poids du silence
dans un génocide. En avez-vous pris conscience sur le tournage ?
L’organisation du mal s’accompagne toujours de l’organisation du silence et un journaliste doit arriver à briser ce silence et poser des questions. Le pays a été fermé pendant trois ans, on est très privilégiés d’y venir. La journaliste Elizabeth Baker, qui a interviewé Pol Pot et dont le livre a servi d’inspiration, montre l’importance de témoigner de ce que l’on voit sur place, d’être responsable. Quand on voit la vérité, l’horreur, comment réagiton ? Rithy Panh a beaucoup réfléchi à la manière de montrer l’horreur et le silence est une bonne manière de le faire. Il a aussi utilisé des figurines, des archives. Ce n’est pas facile de rendre fictionnel un génocide.
Le personnage joué par Cyril Gueï est le plus frondeur, celui de Grégoire Colin est dans l’admiration, le vôtre entre les deux. Comment l’avez-vous construit ?
C’est intéressant de jouer avec une forme de nuance. Mon personnage, en tant que journaliste, voulait avoir cette interview, elle était celle qui allait rencontrer Pol Pot. Et, quand on se retrouve devant cet homme qui a un aspect avenant, un sourire, qui parle de poésie alors qu’il commet les plus grandes horreurs, comment est-ce que l’on mène cet entretien ? En rencontrant Elizabeth avant le tournage, elle m’a expliqué comment une journaliste doit être stratège pour avoir son interview. C’est comme une partie d’échecs.
C’est quand même fou de se dire que l’on peut mourir juste pour une interview…
À ce moment-là, elle pensait que les journalistes allaient être protégés parce que le régime en place avait besoin d’eux, les
Khmers voulaient internationaliser le conflit et mettre le Vietnam, avec
nd lequel ils étaient en guerre, dans une position médiatique délicate.
C’est un film qui sert aussi de devoir de mémoire, non ?
Quand on arrive au Cambodge, cette histoire est encore très présente. Dans les années 1970, au départ, c’est une révolution dans laquelle beaucoup de gens croient, ils pensent que c’est une alternative au capitalisme et cette révolution va leur être volée. Le titre du film aurait pu être « Rendez-vous avec la mort », c’est là qu’on se rend compte de l’importance des journalistes.
Rithy Panh, le réalisateur, a vécu ce génocide, sa famille a été décimée et c’est pourtant lui qui prête ses traits à Pol Pot.
Comment s’est déroulé ce moment
du tournage ?
Personne n’a osé jouer Pol Pot, tous les Cambodgiens ont refusé. C’était très impressionnant de le voir tourner ce film, c’était intense. Il a pratiqué des cérémonies bouddhistes sur le tournage pour amener un peu de paix, c’est aussi une façon de demander la permission de raconter cette histoire. Il ne voulait pas que l’on voit son visage, alors il a imaginé qu’on ne le verrait que dans l’ombre, on le voit caresser un chat, un perroquet, plaisanter. Pol Pot est très présent dans le film à travers des tableaux, des portraits aux murs, des archives, mais on ne voulait pas lui donner une représentation humaine. Cela permet d’accentuer l’idée de l’ombre, d’interviewer un homme insaisissable.
Comment ressort-on d’un film commeça?
Avec beaucoup de force. J’ai aussi adoré la rencontre avec l’équipe cambodgienne, c’est un peuple qui a le sourire en permanence. J’ai été très touchée par la manière dont Rithy a partagé sa vie avec nous. Il a connu les horreurs à 13 ans, il a perdu une partie de sa famille, il a ramassé des cadavres, il a mangé des vers de terre... C’est incroyable de se dire ça quand on voit le cinéaste qu’il est devenu…