« Notre société tend à devenir une “usine à borderline” »
Bipolaire, borderline… des mots du champ psychiatrique qui ont envahi la sphère publique. Quelles réalités se dissimulent derrière ces troubles? L’éclairage du Dr Quaglia, psychiatre
Le Dr Christophe Quaglia est médecin chef de service d’hospitalisation et psychiatre coordonnateur du centre psychothérapique de jour de la clinique Saint-François à Nice. Il est aussi un des spécialistes azuréens de la bipolarité 1).
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On entend beaucoup parler de bipolarité. Le nombre de patients croît-il ? Non, il est stable, comme c’est un peu le cas de toutes les maladies qui sont peu influencées par les facteurs extérieurs. Tous types confondus, on estime que la bipolarité touche entre , et % de la population. Mais il est probable qu’il existe des diagnostics par excès.
Pourquoi ? Nous sommes dans un cadre de plus en plus normatif, les patients veulent un diagnostic précis, vite. En avançant celui de bipolarité, le médecin met un mot sur les souffrances, et permet d’enclencher une prise en charge. La difficulté pour les professionnels qui ne sont pas aguerris à cette pathologie, c’est la confusion possible avec des troubles de l’humeur liés à un trouble de la personnalité dit “borderline”.
Qui sont ces patients borderline? Il s’agit de personnes qui présentent des accidents de construction de personnalité à la base. Elles ont subi pendant l’enfance, l’adolescence, des traumatismes affectifs, parfois sexuels, des événements de vie traumatiques, familiaux notamment, qui les ont fragilisées. Cette fragilité est un terrain propice à un syndrome anxieux quasi permanent, qui luimême fait facilement le lit de la dépression. Ces personnes ont des variations de l’humeur qui peuvent être rapides, profondes, brutales. C’est là que le diagnostic de bipolarité peut être à tort posé. Avec des conséquences graves.
Pourquoi est-ce si grave ? Tout simplement parce que la prise en charge est totalement différente. La bipolarité est en effet une véritable maladie chronique, liée à un désordre chimique, qui nécessite de prendre un traitement à vie destiné à maintenir l’humeur stable (thymorégulateurs, comme le lithium, la carbamazépine…). En cas de trouble de la personnalité, le pilier de la prise en charge est la psychothérapie; des médicaments symptomatiques peuvent être utilisés, mais seulement ponctuellement, lorsque la personne est très en souffrance (phase dépressive ou anxieuse).
Quel est le but de cette psychothérapie? Elle a pour objectif d’éduquer les sujets d’un point de vue émotionnel. Les patients borderline sont des “éponges”; ils n’arrivent pas à se protéger des émotions de l’extérieur, ont peur de la solitude, de l’abandon… Pour prendre une image, je dirais qu’ils vont au combat avec une armure qui présente des failles. On peut dès lors facilement les atteindre. La psychothérapie va leur fournir un bouclier, et leur apprendre à s’en servir. Elle leur enseigne comment “faire avec” ces zones de faiblesse, ou mieux les compenser. Elle les aide à gérer leurs émotions, modifier leurs comportements, pour leur permettre de moins se sentir en difficulté, d’être moins victimes de ces angoisses permanentes, de cette dépression qui les guette sans cesse… et des modifications de l’humeur qui vont avec. personnalité, en particulier de la lignée narcissique, sont en plein boom, notamment parmi les populations nées dans les années quatre-vingt et après. Ils représentent presque un quart des hospitalisations en psychiatrie. Alors que les psychoses pures, elles, reculent.
Faut-il travailler sur les traumatismes vécus dans l’enfance? Non. Avec ce type de patients, il n’est pas efficace de revenir sans cesse sur ce qui leur est arrivé. On doit travailler ici et maintenant. Ce n’est pas du comportementalisme stricto sensu, mais une thérapie psychodynamique. Séance après séance, on leur apprend à
« Les patients réinterpréter leur
borderline quotidien. Pourquoi à tel moment ils se
sont des sont sentis angoissés, qu’est-ce
éponges » qui s’est passé… On les aide à comprendre les situations de stress, de détresse, à les reconnaître, pour éviter qu’elles ne se répètent. Et on explique que ce n’est pas en s’anesthésiant avec du cannabis ou de l’alcool – les problèmes d’addiction sont très fréquents chez les patients borderline – qu’on résout les problèmes.
Quels espoirs à terme pour ces personnes? Le parcours est long et difficile, mais à terme, on peut sortir changé, beaucoup plus compétent sur le plan émotionnel et relationnel. C’est presque du développement personnel.
Ces patients borderline sont-ils plus nombreux? Sans conteste. Les troubles de la
Comment expliquer cette progression? Peut- être faut-il y voir une conséquence de l’évolution sociétale, de la nouvelle organisation des familles… On rencontre beaucoup de jeunes gens d’une trentaine d’années, qui se demandent pourquoi ils existent, qui n’ont pas d’objectif dans la vie, qui se sentent perdus. Souvent, on retrouve des carences au niveau parental, un problème d’hygiène de vie, un manque de cadre… Dans le temps, les traumatismes étaient plutôt liés à un excès d’autorité. Aujourd’hui, on retrouve beaucoup de séduction traumatique. Les enfants sont exposés à des comportements de séduction de la part des adultes, sans qu’il s’agisse d’attouchements, ils ont accès à des choses du champ sexuel (images pornographiques). C’est plus traumatisant qu’on ne l’imagine. Cette société occidentale un peu narcissique tend à devenir une “usine à borderline”… 1. Contacts téléphoniques polyclinique St-François, centre psychothérapique de jour : 04.93.13.68.43. (secrétariat), 04.93.13.65.15. (surveillante) et 07.82.52.15.51. (médecin)