Nice-Matin (Menton)

« Notre société tend à devenir une “usine à borderline” »

Bipolaire, borderline… des mots du champ psychiatri­que qui ont envahi la sphère publique. Quelles réalités se dissimulen­t derrière ces troubles? L’éclairage du Dr Quaglia, psychiatre

- NANCY CATTAN ncattan@nicematin. fr

Le Dr Christophe Quaglia est médecin chef de service d’hospitalis­ation et psychiatre coordonnat­eur du centre psychothér­apique de jour de la clinique Saint-François à Nice. Il est aussi un des spécialist­es azuréens de la bipolarité 1).

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On entend beaucoup parler de bipolarité. Le nombre de patients croît-il ? Non, il est stable, comme c’est un peu le cas de toutes les maladies qui sont peu influencée­s par les facteurs extérieurs. Tous types confondus, on estime que la bipolarité touche entre , et  % de la population. Mais il est probable qu’il existe des diagnostic­s par excès.

Pourquoi ? Nous sommes dans un cadre de plus en plus normatif, les patients veulent un diagnostic précis, vite. En avançant celui de bipolarité, le médecin met un mot sur les souffrance­s, et permet d’enclencher une prise en charge. La difficulté pour les profession­nels qui ne sont pas aguerris à cette pathologie, c’est la confusion possible avec des troubles de l’humeur liés à un trouble de la personnali­té dit “borderline”.

Qui sont ces patients borderline? Il s’agit de personnes qui présentent des accidents de constructi­on de personnali­té à la base. Elles ont subi pendant l’enfance, l’adolescenc­e, des traumatism­es affectifs, parfois sexuels, des événements de vie traumatiqu­es, familiaux notamment, qui les ont fragilisée­s. Cette fragilité est un terrain propice à un syndrome anxieux quasi permanent, qui luimême fait facilement le lit de la dépression. Ces personnes ont des variations de l’humeur qui peuvent être rapides, profondes, brutales. C’est là que le diagnostic de bipolarité peut être à tort posé. Avec des conséquenc­es graves.

Pourquoi est-ce si grave ? Tout simplement parce que la prise en charge est totalement différente. La bipolarité est en effet une véritable maladie chronique, liée à un désordre chimique, qui nécessite de prendre un traitement à vie destiné à maintenir l’humeur stable (thymorégul­ateurs, comme le lithium, la carbamazép­ine…). En cas de trouble de la personnali­té, le pilier de la prise en charge est la psychothér­apie; des médicament­s symptomati­ques peuvent être utilisés, mais seulement ponctuelle­ment, lorsque la personne est très en souffrance (phase dépressive ou anxieuse).

Quel est le but de cette psychothér­apie? Elle a pour objectif d’éduquer les sujets d’un point de vue émotionnel. Les patients borderline sont des “éponges”; ils n’arrivent pas à se protéger des émotions de l’extérieur, ont peur de la solitude, de l’abandon… Pour prendre une image, je dirais qu’ils vont au combat avec une armure qui présente des failles. On peut dès lors facilement les atteindre. La psychothér­apie va leur fournir un bouclier, et leur apprendre à s’en servir. Elle leur enseigne comment “faire avec” ces zones de faiblesse, ou mieux les compenser. Elle les aide à gérer leurs émotions, modifier leurs comporteme­nts, pour leur permettre de moins se sentir en difficulté, d’être moins victimes de ces angoisses permanente­s, de cette dépression qui les guette sans cesse… et des modificati­ons de l’humeur qui vont avec. personnali­té, en particulie­r de la lignée narcissiqu­e, sont en plein boom, notamment parmi les population­s nées dans les années quatre-vingt et après. Ils représente­nt presque un quart des hospitalis­ations en psychiatri­e. Alors que les psychoses pures, elles, reculent.

Faut-il travailler sur les traumatism­es vécus dans l’enfance? Non. Avec ce type de patients, il n’est pas efficace de revenir sans cesse sur ce qui leur est arrivé. On doit travailler ici et maintenant. Ce n’est pas du comporteme­ntalisme stricto sensu, mais une thérapie psychodyna­mique. Séance après séance, on leur apprend à

« Les patients réinterpré­ter leur

borderline quotidien. Pourquoi à tel moment ils se

sont des sont sentis angoissés, qu’est-ce

éponges » qui s’est passé… On les aide à comprendre les situations de stress, de détresse, à les reconnaîtr­e, pour éviter qu’elles ne se répètent. Et on explique que ce n’est pas en s’anesthésia­nt avec du cannabis ou de l’alcool – les problèmes d’addiction sont très fréquents chez les patients borderline – qu’on résout les problèmes.

Quels espoirs à terme pour ces personnes? Le parcours est long et difficile, mais à terme, on peut sortir changé, beaucoup plus compétent sur le plan émotionnel et relationne­l. C’est presque du développem­ent personnel.

Ces patients borderline sont-ils plus nombreux? Sans conteste. Les troubles de la

Comment expliquer cette progressio­n? Peut- être faut-il y voir une conséquenc­e de l’évolution sociétale, de la nouvelle organisati­on des familles… On rencontre beaucoup de jeunes gens d’une trentaine d’années, qui se demandent pourquoi ils existent, qui n’ont pas d’objectif dans la vie, qui se sentent perdus. Souvent, on retrouve des carences au niveau parental, un problème d’hygiène de vie, un manque de cadre… Dans le temps, les traumatism­es étaient plutôt liés à un excès d’autorité. Aujourd’hui, on retrouve beaucoup de séduction traumatiqu­e. Les enfants sont exposés à des comporteme­nts de séduction de la part des adultes, sans qu’il s’agisse d’attoucheme­nts, ils ont accès à des choses du champ sexuel (images pornograph­iques). C’est plus traumatisa­nt qu’on ne l’imagine. Cette société occidental­e un peu narcissiqu­e tend à devenir une “usine à borderline”… 1. Contacts téléphoniq­ues polycliniq­ue St-François, centre psychothér­apique de jour : 04.93.13.68.43. (secrétaria­t), 04.93.13.65.15. (surveillan­te) et 07.82.52.15.51. (médecin)

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