Me Leclerc redoute un état d’urgence permanent
Éminent pénaliste (Richard Roman, Ghislaine Marchal, Hakim Ajimi…), défenseur acharné des droits de l’homme, Me Henri Leclerc estime qu’il est temps d’en finir avec l’état d’urgence
Président d’honneur de la Ligue des droits de l’homme, militant infatigable, l’un des plus célèbres pénalistes, Me Henri Leclerc, continue de s’élever, à 81 ans, contre les atteintes aux libertés. Il aime se présenter comme « un doux rêveur », ne craint jamais de s’opposer à l’opinion publique et d’élever la voix pour défendre des principes auxquels il consacre sa vie.
Qu’attendez-vous du nouveau garde des Sceaux? J’attends de M. Urvoas qu’il soit un garde des Sceaux qui respecte l’indépendance des magistrats. Qu’il reprenne les chantiers que Mme Taubira n’a pu mener à bien en raison de l’encombrement parlementaire et du faible soutien gouvernemental: je pense en particulier à l’indispensable réforme du droit des mineurs. J’espère qu’il obtiendra un budget suffisant pour faire fonctionner la justice normalement.
Quel est le bilan de Taubira? Son départ du gouvernement en invoquant des valeurs est respectable. Je m’étonnais qu’elle reste au gouvernement vu le peu d’autonomie qu’elle avait depuis quelque temps, son impossibilité de réaliser des réformes. Même s’il y a eu la loi sur la récidive, la composition pénale …
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Le procureur de Nice estime que l’état d’urgence n’est pas une période de non-droit. Le président du tribunal de Nice s’étonne, lui, que nos gouvernants soient tentés de s’exonérer de la nécessaire intervention de l’institution judiciaire. Quel est votre avis? L’état d’urgence suspend un certain nombre de libertés fondamentales qui sont, habituellement, protégées par l’intervention du juge judiciaire. Ce qui me soucie le plus aujourd’hui, c’est la prolongation de l’état d’urgence au-delà du février. Qu’il ait permis à la police, au lendemain des attentats, d’aller extrêmement vite: peut- être, même si des actions aussi efficaces auraient pu être menées sans l’état d’urgence. L’état d’urgence permanent est un oxymore: l’alliance de deux contradictions. Le Premier ministre a fait savoir que cela durerait jusqu’à ce que Daesh ait disparu: je ne dis pas que c’est un état de non-droit, mais c’est un état de suspension, de restriction des libertés, qui est préoccupant. Les terroristes ne supportent pas nos libertés: les restreindre est une petite victoire pour eux.
Les proches des victimes peuvent en vouloir aux Belges de ne pas avoir autorisé les perquisitions de nuit? Nous sommes tous des proches des victimes dans cette tragédie, nous sommes tous atteints. Je ne veux pas me livrer à une analyse des éventuelles défaillances du système belge. En France, sachez que les perquisitions de nuit sont possibles avec nos lois ordinaires, sans avoir besoin de recourir à l’état d’urgence ; simplement, elles doivent être faites avec l’aval d’un juge qui peut être donné très rapidement.
Est-ce le signe d’une société qui a peur, qui perd son sang-froid? La société entière a été sidérée, secouée de chagrin après ces actes barbares. Au lieu de rassurer la société, le gouvernement répond par la peur. La peur n’est pas bonne conseillère. Notre démocratie est forte. Il suffit d’appliquer la loi. Je me souviens des deux ans d’état d’urgence instaurés par De Gaulle de à . À l’époque les socialistes y étaient farouchement opposés. Et cet état d’urgence, qui avait l’aval de l’opinion publique, a conduit aux morts de la manifestation à Charonne, sous les ordres du préfet Papon. La Norvège dit: contre le terrorisme, il faut plus de démocratie. Et nous, nous faisons l’inverse. La Ligue des droits de l’homme a vainement demandé au Conseil d’État (la plus haute juridiction administrative) de suspendre l’état d’urgence.
Défendre un djihadiste, qui est
l’antithèse de ce que vous incarnez, c’est envisageable pour vous? La défense d’un homme ne peut être une réflexion abstraite. Le pire des djihadistes a droit à une défense. Souvenez-vous du procès de Ceausescu, avec un tribunal militaire improvisé. Son avocat se lève et dit: « Il mérite la mort. » C’est insensé. En revanche, il doit pouvoir y avoir un dialogue et des règles établies avec celui que je défends. Donc ça ne serait pas facile, puisqu’il doit me laisser libre de ma défense. Le procès n’est pas une mise à mort, mais une réintégration. Je cite souvent ma première expérience d’assises: l’accusé que tout accablait disparaissait littéralement dans le box. On ne voyait que ses mains. L’avocat s’est levé, a posé ses mains sur celles de son client en disant une phrase qui a marqué ma vie: « S’il n’en reste qu’un, je serai celui-là. » Mais on ne défend jamais quelqu’un malgré lui ; sinon, vous lui retirez sa dernière liberté.
Notre démocratie est forte, il suffit d’appliquer la loi ”
Quelle est votre position sur l’éventuelle déchéance de nationalité pour les terroristes? Actuellement, la déchéance est prévue dans notre Code, mais elle est fondée sur une rupture de contrat. Ça ne concerne que les personnes naturalisées. Pour ceux qui sont français de naissance, la nationalité est un élément de la personne ; je ne vois pas comment on peut priver la personne d’un attribut. L’histoire de la déchéance pour les binationaux annoncée par le président de la République semble abandonnée. Mais ce qui est trouvé à la place est étrange et hypocrite. On dit qu’on va ratifier la Convention internationale qui interdit de fabriquer des apatrides, et en même temps, on prévoit une déchéance de la nationalité y compris pour des délits. Du coup, ça ne concernera que les binationaux. C’est une pirouette intelligente, brillante, qui ne change rien à la situation telle qu’elle était prévue par le premier projet de réforme constitutionnelle.
Un livre, Les Grands Fauves du barreau , analyse l’irruption
() des communicants dans le procès pénal. Vous aviez perdu la bataille médiatique dans l’affaire Raddad? Chacun se souvient comment cela s’est passé. J’ai mon intime conviction sur cette affaire. Jacques Vergès était un grand communicant, mais c’est le procès qui compte avant tout. La communication, pour un avocat, est à manier avec précaution. Elle doit servir la cause du client et lui seul. Un mot sur la mobilisation en faveur de Jacqueline Sauvage. Beaucoup se prononcent sans connaître le dossier... Nous sommes entièrement dans un problème de communication. Nous ne connaissons en effet pas le dossier. Personne ne prétend que le procès s’est déroulé de manière anormale et la défense a pu s’exprimer. La condamnation est inattaquable juridiquement. Il n’y a pas de cause d’irresponsabilité pénale prévue par la loi. Il y a une question d’appréciation de la faute et de la peine. Le Président est souverain pour trancher entre les trois juges et les neuf jurés d’une part, et le jugement de l’opinion d’autre part. Son pouvoir est une question politique, sa décision une question d’humanité. 1. Alternative à la prison pour certains délits, qui insiste sur la réparation du préjudice et l’accompagnement du condamné. 2. Les Grands Fauve s du barreau, Isabelle Horlans, Valérie de Senneville aux éditions Calmann-Lévy.