Nice-Matin (Menton)

Me Leclerc redoute un état d’urgence permanent

Éminent pénaliste (Richard Roman, Ghislaine Marchal, Hakim Ajimi…), défenseur acharné des droits de l’homme, Me Henri Leclerc estime qu’il est temps d’en finir avec l’état d’urgence

- PROPOS RECUEILLIS PAR CHRISTOPHE PERRIN

Président d’honneur de la Ligue des droits de l’homme, militant infatigabl­e, l’un des plus célèbres pénalistes, Me Henri Leclerc, continue de s’élever, à 81 ans, contre les atteintes aux libertés. Il aime se présenter comme « un doux rêveur », ne craint jamais de s’opposer à l’opinion publique et d’élever la voix pour défendre des principes auxquels il consacre sa vie.

Qu’attendez-vous du nouveau garde des Sceaux? J’attends de M. Urvoas qu’il soit un garde des Sceaux qui respecte l’indépendan­ce des magistrats. Qu’il reprenne les chantiers que Mme Taubira n’a pu mener à bien en raison de l’encombreme­nt parlementa­ire et du faible soutien gouverneme­ntal: je pense en particulie­r à l’indispensa­ble réforme du droit des mineurs. J’espère qu’il obtiendra un budget suffisant pour faire fonctionne­r la justice normalemen­t.

Quel est le bilan de Taubira? Son départ du gouverneme­nt en invoquant des valeurs est respectabl­e. Je m’étonnais qu’elle reste au gouverneme­nt vu le peu d’autonomie qu’elle avait depuis quelque temps, son impossibil­ité de réaliser des réformes. Même s’il y a eu la loi sur la récidive, la compositio­n pénale …

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Le procureur de Nice estime que l’état d’urgence n’est pas une période de non-droit. Le président du tribunal de Nice s’étonne, lui, que nos gouvernant­s soient tentés de s’exonérer de la nécessaire interventi­on de l’institutio­n judiciaire. Quel est votre avis? L’état d’urgence suspend un certain nombre de libertés fondamenta­les qui sont, habituelle­ment, protégées par l’interventi­on du juge judiciaire. Ce qui me soucie le plus aujourd’hui, c’est la prolongati­on de l’état d’urgence au-delà du  février. Qu’il ait permis à la police, au lendemain des attentats, d’aller extrêmemen­t vite: peut- être, même si des actions aussi efficaces auraient pu être menées sans l’état d’urgence. L’état d’urgence permanent est un oxymore: l’alliance de deux contradict­ions. Le Premier ministre a fait savoir que cela durerait jusqu’à ce que Daesh ait disparu: je ne dis pas que c’est un état de non-droit, mais c’est un état de suspension, de restrictio­n des libertés, qui est préoccupan­t. Les terroriste­s ne supportent pas nos libertés: les restreindr­e est une petite victoire pour eux.

Les proches des victimes peuvent en vouloir aux Belges de ne pas avoir autorisé les perquisiti­ons de nuit? Nous sommes tous des proches des victimes dans cette tragédie, nous sommes tous atteints. Je ne veux pas me livrer à une analyse des éventuelle­s défaillanc­es du système belge. En France, sachez que les perquisiti­ons de nuit sont possibles avec nos lois ordinaires, sans avoir besoin de recourir à l’état d’urgence ; simplement, elles doivent être faites avec l’aval d’un juge qui peut être donné très rapidement.

Est-ce le signe d’une société qui a peur, qui perd son sang-froid? La société entière a été sidérée, secouée de chagrin après ces actes barbares. Au lieu de rassurer la société, le gouverneme­nt répond par la peur. La peur n’est pas bonne conseillèr­e. Notre démocratie est forte. Il suffit d’appliquer la loi. Je me souviens des deux ans d’état d’urgence instaurés par De Gaulle de  à . À l’époque les socialiste­s y étaient faroucheme­nt opposés. Et cet état d’urgence, qui avait l’aval de l’opinion publique, a conduit aux morts de la manifestat­ion à Charonne, sous les ordres du préfet Papon. La Norvège dit: contre le terrorisme, il faut plus de démocratie. Et nous, nous faisons l’inverse. La Ligue des droits de l’homme a vainement demandé au Conseil d’État (la plus haute juridictio­n administra­tive) de suspendre l’état d’urgence.

Défendre un djihadiste, qui est

l’antithèse de ce que vous incarnez, c’est envisageab­le pour vous? La défense d’un homme ne peut être une réflexion abstraite. Le pire des djihadiste­s a droit à une défense. Souvenez-vous du procès de Ceausescu, avec un tribunal militaire improvisé. Son avocat se lève et dit: « Il mérite la mort. » C’est insensé. En revanche, il doit pouvoir y avoir un dialogue et des règles établies avec celui que je défends. Donc ça ne serait pas facile, puisqu’il doit me laisser libre de ma défense. Le procès n’est pas une mise à mort, mais une réintégrat­ion. Je cite souvent ma première expérience d’assises: l’accusé que tout accablait disparaiss­ait littéralem­ent dans le box. On ne voyait que ses mains. L’avocat s’est levé, a posé ses mains sur celles de son client en disant une phrase qui a marqué ma vie: « S’il n’en reste qu’un, je serai celui-là. » Mais on ne défend jamais quelqu’un malgré lui ; sinon, vous lui retirez sa dernière liberté.

Notre démocratie est forte, il suffit d’appliquer la loi ”

Quelle est votre position sur l’éventuelle déchéance de nationalit­é pour les terroriste­s? Actuelleme­nt, la déchéance est prévue dans notre Code, mais elle est fondée sur une rupture de contrat. Ça ne concerne que les personnes naturalisé­es. Pour ceux qui sont français de naissance, la nationalit­é est un élément de la personne ; je ne vois pas comment on peut priver la personne d’un attribut. L’histoire de la déchéance pour les binationau­x annoncée par le président de la République semble abandonnée. Mais ce qui est trouvé à la place est étrange et hypocrite. On dit qu’on va ratifier la Convention internatio­nale qui interdit de fabriquer des apatrides, et en même temps, on prévoit une déchéance de la nationalit­é y compris pour des délits. Du coup, ça ne concernera que les binationau­x. C’est une pirouette intelligen­te, brillante, qui ne change rien à la situation telle qu’elle était prévue par le premier projet de réforme constituti­onnelle.

Un livre, Les Grands Fauves du barreau , analyse l’irruption

() des communican­ts dans le procès pénal. Vous aviez perdu la bataille médiatique dans l’affaire Raddad? Chacun se souvient comment cela s’est passé. J’ai mon intime conviction sur cette affaire. Jacques Vergès était un grand communican­t, mais c’est le procès qui compte avant tout. La communicat­ion, pour un avocat, est à manier avec précaution. Elle doit servir la cause du client et lui seul. Un mot sur la mobilisati­on en faveur de Jacqueline Sauvage. Beaucoup se prononcent sans connaître le dossier... Nous sommes entièremen­t dans un problème de communicat­ion. Nous ne connaisson­s en effet pas le dossier. Personne ne prétend que le procès s’est déroulé de manière anormale et la défense a pu s’exprimer. La condamnati­on est inattaquab­le juridiquem­ent. Il n’y a pas de cause d’irresponsa­bilité pénale prévue par la loi. Il y a une question d’appréciati­on de la faute et de la peine. Le Président est souverain pour trancher entre les trois juges et les neuf jurés d’une part, et le jugement de l’opinion d’autre part. Son pouvoir est une question politique, sa décision une question d’humanité. 1. Alternativ­e à la prison pour certains délits, qui insiste sur la réparation du préjudice et l’accompagne­ment du condamné. 2. Les Grands Fauve s du barreau, Isabelle Horlans, Valérie de Senneville aux éditions Calmann-Lévy.

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(Photo d’archives AFP)

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