Cyrulnik: «Ces faux héros, attiseurs de haine»
Les héros accompagnent les enfants, réparent les adultes. Mais l’étoffe dont ils sont faits peut aussi baigner dans le sang et la mort. Matière à réflexion avec le neuropsychiatre varois
Rémi de Sans Famille puis Oliver Twist: le petit Boris, orphelin de la Shoah, comptait sur ses héros pour «enchanter une enfance délabrée». Plus tard, il y a eu Tarzan. Encore un orphelin… « L’enfant a besoin de héros pour se construire, l’adulte pour se réparer. Mais quand les héros se laissent pervertir, ils se transforment en planteurs de haine et en pourvoyeurs du pire.» Devenant ainsi ces héros «négatifs» auxquels il ne suffit pas de répandre la mort et la dévastation dans leur courte vie. Mais comme une double peine infligée à nos démocraties, ils sèment aussi, dans le sang et l’horreur, l’envie folle de les imiter. Comment en est-on arrivé là? Le célèbre neuropsychiatre varois, qui publie Ivres paradis, bonheurs héroïques (1), délivre quelques éléments de réponse et matière à réflexion.
Comment passe-t-on de la résilience, votre domaine de prédilection, aux héros dont vous nous parlez dans votre livre? Quand on est faible, on a besoin de héros. Et quand on est petit, on est forcément faible. Il y a ce besoin de quelqu’un pour nous sécuriser. Le héros prend cette fonction de base de sécurité. C’est un facteur de résilience précieux. Pensez à Tarzan, Batman, Superman, Oliver Twist, Rémi de Sans Famille, etc. : ce sont tous des orphelins. Moi-même orphelin, ils ont été mes héros. Avec eux, l’enfant construit des identifications imaginaires. qui remplacent ses parents.
Certains adultes aussi ont besoin de héros… Ils ont besoin de héros pour se réparer. Quand ce héros est un médecin, un écrivain, quelqu’un de courageux comme Germaine Tillion ou Geneviève de Gaulle, c’est une image constructive. Ce héros est bénéfique, nécessaire, réparateur. Mais une fois devenu adulte, si l’on ressent le besoin d’un héros tragique comme Hitler, Mohammed Merah, ou autre, c’est une preuve de vulnérabilité. Soit de l’individu, soit du groupe social auquel il appartient. Car quand on se trouve en situation de vulnérabilité, il y a toujours des gens qui sautent sur l’occasion pour devenir des héros tragiques.
C’est pour cela que les systèmes totalitaires comptent autant de héros… Le fascisme, le communisme, l’Inquisition...: tous les systèmes totalitaires sont de grands fabricants de héros. Mais un résistant n’est pas forcément un héros. Reprenons Germaine Tillion. C’est nous qui l’avons « héroïsée ». Elle, elle ne voulait tuer personne, elle ne voulait mourir pour personne. Elle voulait simplement dire ce qu’elle pensait et ne pas vivre sous la tyrannie nazie. Alors que quelqu’un comme Hitler ou comme la plupart des djihadistes se présentent, eux-mêmes, comme des héros.
Mais comment dans une société comme la nôtre, un Mohammed Merah peut-il devenir un «héros» pour certains jeunes? Mohammed Merah a tout raté. Sa famille, l’école, l’armée française où il voulait s’engager, les copains, son métier. Tout, sauf le djihad. C’est un gogo de l’islam qui ne connaissait même pas cette religion. Il s’est fait escroquer et a été manipulé pour jouer les héros. Il a commis des crimes effrayants, n’hésitant pas à filmer le pire en espérant que cela passerait à la télé ou au moins sur Internet. Dans les jours qui ont suivi, plusieurs dizaines d’attentats antisémites ont été commis en France par des gamins qui s’identifiaient à Merah comme à un héros. « Vous pensiez que Merah était un minable? Eh bien maintenant vous le craignez! Et moi, vous pensez que je suis aussi un minable? Mais vous allez me craindre!»
Vous mettez la déculturation au coeur du problème. Absolument. Dès qu’il y a déculturation, on peut voir, parfois en quelques jours, réapparaître les processus de socialisation archaïque. C’est-àdire la loi du plus fort. Ce phénomène se met généralement en place autour d’un garçon, âgé de à ans, dont la violence extrême est exacerbée par des «lieutenants». Cette minorité, cette poignée d’individus sème la terreur.
Ce retour à la loi du plus fort nous cerne-t-il? N’oublions pas que % de nos jeunes se portent très bien! Ils aiment leurs parents, travaillent bien à l’école, auront un métier. Mais % sont des largués. On retrouve ces mêmes proportions aussi bien en Chine, d’où je reviens, qu’aux États-Unis. Le phénomène d’urbanisation galopante n’y est pas étranger. Dans les villages, par exemple, il y avait toujours des hommes et des femmes qui servaient de points de repères et aidaient les adolescents à se structurer. Aujourd’hui, il existe d’un côté les quartiers très cultivés, généralement des quartiers riches, où les gosses se développent très bien, font de brillantes études et exerceront d’excellents métiers. De l’autre côté, il y a l’immense majorité des gamins élevés en périphérie, dans les faubourgs urbains. Eux n’ont plus cette structure de «village» autour d’eux. Ils perdent les images identificatoires.
N’est-ce pas aussi les parents qui ne parviennent plus à jouer leur rôle? La famille a son rôle à jouer mais jusqu’à un certain point. À partir de l’école et surtout à l’adolescence, c’est à la culture de prendre le relais de la famille. Vous savez, les parents de jeunes partis faire le djihad sont atterrés. Ces gosses sont issus pour % d’entre eux de familles très sympathiques. Quarante pour cent vivent dans des familles catholiques bien gentilles, quarante autres dans des familles musulmanes bien intégrées faisant beaucoup d’efforts pour leurs enfants… Sur les jeunes actuellement fichés, il y a seulement cent cinquante psychopathes.
Comment lutter alors? Il faudrait s’inspirer de ce qu’ont fait les Brésiliens, les Colombiens ou les pays d’Europe du Nord. S’occuper de la petite enfance préverbale, retarder la notation afin que les élèves se développent tranquillement et réintroduire la culture et des adultes dans tous ces quartiers. Comme une de mes étudiantes devenue prof à Rio, Sandra Cabral, qui a introduit la musique auprès de gosses, bagarreurs et voyous, des favelas. Elle leur faisait apprendre du Bach… Qu’ils maîtrisaient assez vite avant de le transformer en samba. En quelques années, la moitié des enfants des favelas a été «pacifiée», selon l’expression locale. Il faut envoyer les sportifs, les «cultureux», les musiciens, les gens de théâtre, etc. dans les quartiers. En quelques années, on récupérerait et socialiserait un très grand nombre d’enfants. C’est en somme le contraire de toutes les politiques précédentes menées chez nous. Où on a retiré la police de proximité et réduit les subventions, le nombre d’éducateurs, les enseignants spécialisés, etc.
Mohammed Merah avait tout raté dans sa vie ”
% de nos jeunes se portent bien ! ”