Nice-Matin (Menton)

Comment « Nuit debout » a libéré la parole

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Qui aurait dit, il y a un mois, que le mouvement allait durer ? Mercredi 4 mai, à 23 h, ils sont encore une quarantain­e à s’organiser place Garibaldi avant de partir tracter dans les ruelles du Vieux-Nice. Alessio, 44 ans, longue chevelure grisonnant­e, est philosophe et « chercheur très précaire » : « Malgré les apparences, le mouvement avance bien. On aurait pu penser que ça allait fléchir mais c’est trompeur. Tous les soirs, il y a des personnes nouvelles qui viennent ici ». « Ce qui m’étonne, c’est que ce ne sont jamais les mêmes », confirme Christian, retraité de 60 ans, qui fournit ses compétence­s de secouriste depuis le début du mouvement, le 8 avril dernier. À l’époque, on n’imagine pas encore que, dans l’une des villes les plus à droite de France, peu connue pour ses grèves et son tissu associatif, Nuit debout puisse prospérer ainsi. Ce sursaut a même étonné les initiateur­s. « Tout le monde pensait que ça allait s’arrêter mais ça tient. Ce qui s’est passé constitue déjà un vrai succès, c’est une véritable école de la démocratie », plaide David Nakache, ex membre du PS, qui a lancé une associatio­n citoyenne il y a quelques semaines et vient régulièrem­ent sur la place. Il prolonge : « Le débat démocratiq­ue est autogéré, il existe pour lui-même. Maintenant, il faut voir comment on passe de la démocratie directe à la convergenc­e des luttes. Mais ce qui bloque, c’est la peur de la récupérati­on. »

Les ateliers thématique­s VS la loi Travail Au départ, il s’agissait surtout de libérer la parole. Désormais, les ateliers thématique­s et les commission­s ont pris le dessus, chacun s’asseyant par terre un stylo ou une bière à la main. Un soir, un jeune à vélo se marre en voyant ce spectacle : « C’est Nuit debout mais tout le monde est assis ! » Parmi les participan­ts, ces ateliers provoquent d’ailleurs certaines tensions. « Tous ces ateliers c’est intéressan­t mais c’est du long terme. Il faut voir à court terme et empêcher cette loi Travail de passer », rappelle une femme présente lors de l’assemblée générale, qui rechigne à répondre aux journalist­es et parle de « manipulati­on » médiatique. « J’ai le sentiment que parfois, on oublie pourquoi on est là... ». L’autre défi, c’est de rassembler toutes les revendicat­ions qui se déploient place Garibaldi. « On est un mouvement avec des idées assez contradict­oires », reconnaît Emma, « mais c’est ça qui fait avancer le débat, c’est intéressan­t ». Parmi les dizaines de gens qui viennent squatter la place, les motivation­s sont très diverses. Si la contestati­on est née contre la loi Travail, le combat d’aujourd’hui la dépasse largement. Même si la loi El Khomri, discutée en ce moment à l’Assemblée nationale et portée par le gouverneme­nt socialiste, fait son retour. « On essaye de recentrer nos actions dessus en ce moment, c’est le moment d’agir », poursuit Emma. Vendredi 6 mai devant une petite centaine de personnes, elle présentait les différents happenings organisés récemment : pique-nique avec les migrants à Vintimille, manifestat­ions sur la place Masséna, nettoyage des banques... pour les rendre plus « transparen­tes », alors que

‘‘ Ce ne sont jamais les mêmes personnes ”

le scandale de fraude fiscale des « Panama Papers » a défrayé la chronique. Portés notamment par la jeunesse diplômée, les combats sur le vote blanc, l’open-data, la transition écologique, reviennent aussi en boucle. Suzon Lejeune, l’une des organisatr­ices, est même venue un soir avec sa terre, sa pelle et ses légumes pour lancer un jardin partagé. « Ces gens ont créé des espaces de liberté », estime le politiste Gaël Brustier, auteur d’un livre sur le mouvement paru aux Éditions du Cerf. « Mais on ne change pas le monde en faisant un potager sur une place ! La question du pouvoir est importante. Et elle s’est posée dès le début ». Mais a connu son paroxysme à la fin du mois d’avril. La législativ­e partielle et la polémique Vendredi 29 avril, Pascal Reva, 52 ans, a ainsi déposé sa candidatur­e pour les législativ­es partielles qui auront lieu le 22 mai prochain, suite à la démission de Christian Estrosi pour cause de cumul des mandats. L’idée est née le jeudi précédent, puis elle fut débattue et votée dans la soirée devant seulement 40 personnes. « Il fallait prendre une décision rapidement, la date limite des candidatur­e était fixé au vendredi matin », rembobine Pascal Reva, philosophe. Le vendredi soir, l’Assemblée générale qui réunit plusieurs centaines de personnes vote massivemen­t, à main levée, contre cette initiative. Rétropédal­age de l’intéressé, qui jure ne plus vouloir imprimer de bulletins. « Pascal a eu peur, c’est allé très vite », témoigne un de ses soutiens. « Tout le monde n’était pas d’accord. Certains voulaient faire une campagne à la Coluche, d’autres une campagne anti-corruption… » « Certains pensaient que c’était une bonne idée, d’autres rejettent le système électoral et ne comprenaie­nt pas le but d’une campagne, même si elle était humoristiq­ue », remet Victor, 26 ans, qui était pour le retrait. Ces frictions mettent en lumière les divisions d’un mouvement qui peine à trouver son unité. Entre, d’un côté, le peuple militant de la gauche radicale, habitué aux luttes sociales ; et de l’autre une jeunesse qui se politise sur Internet, ça n’est pas toujours simple d’unifier les exigences des uns et des autres. « C’est dommage, avec cette candidatur­e, toute la France nous aurait regardé », plaide Patrice Benoit, qui regrette qu’on associe tout ça à une « tentative de putsch ». Et se félicite que Nuit debout ait permis de faire renaître un journal satirique, « Le GarRi », qui prend la relève du défunt « Babazouk » né sous l’ancien maire Jacques Peyrat. «Ilne faut pas attendre de Nuit debout de proposer une refondatio­n ou un programme politique » , estime David Nakache. « Personne ne sait ce qui va en sortir. Mais une chose est certaine : l’alternativ­e ne viendra pas des partis ou des syndicats, elle viendra des citoyens. » « Il faut prendre notre temps, savoir être patient », plaide Olivier. A 52 ans, cet habitant de l’Ariane ne veut pas que le mouvement se précipite. Certains sont devenus amis Si étonnant que cela puisse paraître, certains se moquent de ce sursaut politique. «Depuis le début du mouvement, on s’est tous échangés nos numéros, des liens d’amitié se sont créés », rembobine Alessio, qui a lancé une Université populaire où il introduit la pensée du philosophe Alain Badiou. « Personnell­ement, je ne pense pas que susciter un mouvement de masse doive être notre priorité », tranche-t-il. «On aura au moins créé un réseau, désormais chacun a des contacts pour agir au niveau local. Ce mouvement ne sera pas vain », prophétise Emma. Une chose est certaine : personne ne croit à la fin de Nuit Debout. « Sincèremen­t je ne suis pas inquiet pour la suite », souligne Victor, « les gens sont impliqués et nous faisons de plus en plus d’actions ».

Attirer les classes populaires Nuit debout a tout de même subit un petit échec : les classes populaires se sont peu déplacées. « Notre fonctionne­ment est illogique » , reconnaît Alessio, en citant les horaires qui incitent peu certaines personnes à déstructue­r leur vie pour passer leur nuit dehors. « Je pense qu’on doit arrêter d’être chacun dans notre bulle », jure-t-il. De son côté, Gaël Brustier pointe justement ce décalage entre le mouvement, né dans les centres-ville des métropoles, et la « France périphériq­ue », celle des ouvriers et salariés, qui a peu rallié le mouvement jusqu’ici : «Ce qui est intéressan­t, c’est le fait que cette France-là qui s’est révoltée s’est aperçue qu’une partie du reste du pays qui, potentiell­ement, aurait pu les rejoindre, ne les rejoint pas ». Dans la bouche de certains, le rendez-vous est déjà pris pour 2017, où Nuit debout pourrait présenter des candidats avec un vrai programme. « Il faut voir au-delà de 2017 et des échéances électorale­s. Nuit debout est un mouvement riche qui dit beaucoup de la gauche mais sans doute davantage d’une des vérités de notre société », juge Brustier. C’est-à-dire : dans une France fragmentée, difficile de construire des combats et des récits communs. Nuit debout y est parvenu. Au moins un peu. Et puis, Mai 68 a impregné les esprit dix, vingt, voire trente ans après son explosion. En sera-t-il de même pour ce mouvement ?

‘‘ Certains voulaient faire une campagne à la Coluche ” ‘‘ Nuit debout dit beaucoup de la gauche ”

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Les « Nuits debout » ont arpenté la place Masséna en mimant ironiqueme­nt une manif de droite.

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