30 ans, les noces de larmes
Mardi 5 mai 1992, stade Armand-Cesari, à Furiani.
Les drapeaux frappés à la tête de Maure flottent sur la marmite qui bout de ferveur.
20 h 19 : prise de convulsions, la moitié supérieure de l’échafaudage qui tient lieu de tribune s’effondre comme un château de cartes. Un bruit sourd suivi d’un silence assourdissant. Le silence de la sidération. C’est toute la Corse qui bascule dans le vide avec elle. En une poignée de secondes, la fête aussi colorée et torride que les forêts de fumigènes qui embrasent l’air et les âmes, vire au cauchemar le plus effrayant, le plus cruel. Les panaches de fumée s’étirent tel un linceul de deuil.
Malgré la vision d’horreur de ce gigantesque mikado de fer où des corps sont empalés, malgré le sang qui souille le sol et les visages, malgré la peur panique, personne ne paraît se plaindre, même sur la pelouse transformée en hôpital de campagne.
Le bilan humain est très lourd, bien trop lourd pour un aussi petit pays que la Corse. 18 morts – 19 avec un suicide ultérieur – et 2 357 blessés, dont plusieurs se meuvent toujours sur un fauteuil roulant.
Trente années ont passé. Les noces de perle. Mais ici, les perles sont des larmes. À l’emplacement même du drame, une stèle a été érigée par un sculpteur de l’île en pierres grises de Brando, extraites de la carrière voisine du Cap Corse. Dans sa dimension hiératique d’élan vers le ciel, elle est majestueuse de simplicité. Elle ne manque jamais ni de fleurs ni de prières mais, en cette commémoration particulière, elle croule sous les gerbes et les pleurs du souvenir et se pare de l’émotion palpable d’anciens joueurs de Bastia et de l’OM qui ont fait le déplacement. On devrait dire plutôt le pèlerinage. Furiani, c’est un peu plus que la tragédie la plus sombre de l’histoire du sport français.
C’est, cette nuit-là, la farce séculaire d’une Corse miséreuse, sous-équipée, où le laxisme tient lieu de règle et la politique des yeux fermés d’État de droit. Au fil des années, elle trahira aussi le mépris larvé du pouvoir national du football qui a toujours refusé une reconnaissance solennelle et formelle pour ne pas froisser les annonceurs et des pourvoyeurs de droits TV. La sanctuarisation officielle de la date du 5 mai, qui interdit toute rencontre professionnelle organisée par la Ligue ou la FFF de se jouer sur le sol français, n’a été définitivement votée par le Parlement qu’il y a sept mois. La Corse du football, ce « football de feu » sacralisé par Victor Sinet, célèbre journaliste de L’Équipe, renaît toujours de ses cendres. Le Sporting de
Bastia est un produit corse impérissable, aussi coriace et résistant que la passion qu’il suscite jusqu’à la folie. Jusqu’à l’inconséquence. La preuve. Trois décennies plus tard, le stade de Furiani, parfaitement sécurisé, n’est pas tout à fait terminé.
En ce jour anniversaire, résonnent encore les mots de notre confrère et camarade Michel Vivarelli, animateur d’émissions de musique classique sur les ondes de Radio France Corse. Il venait pour la toute première fois de sa vie au stade apporter une touche inédite. « Ici le soleil décline et l’ambiance monte », a-t-il dit à l’antenne avant sa chute mortelle. Une phrase qui résonne pour l’éternité sur le chemin qui mène au Mémorial des victimes. Le nom de son auteur est gravé au milieu des autres.