« Socialement, la flambée des prix est explosive ! »
Philippe Moati, économiste
Passer du statut de « chercheurs d’emploi » à celui de « renifleurs de bonnes affaires », c’est l’histoire de Laurent et Sophie Enselme, à l’origine du site Anti-crise.fr. C’est en 2014 que ce couple de Dordogne a l’idée de monter une plateforme qui recense l’ensemble des promotions alimentaires du moment afin d’aider les ménages, comme eux, en galère. Le principe existait déjà sur nombre de sites en ligne, mais pas si pratique ni poussé à ce point d’exhaustivité.
Le sens du partage
La formule marche si bien que le site devient rapidement leur « petite entreprise » grâce aux revenus tirés des espaces publicitaires. Deux millions de visiteurs uniques par mois sont revendiqués désormais et la ligne directrice du site n’a pas dévié d’un fil. Traquer les bons plans sur le web, éplucher les prospectus de la grande distribution, dénicher les offres de remboursement, échantillons gratuits, etc., pour faire partager au plus grand nombre les dernières promotions alors que les prix grimpent.
Alors que les prix poursuivent leur augmentation, le cofondateur de l’Observatoire Société et Consommation (ObSoCo) plaide pour des aides ciblées destinées à amortir le choc pour les Français les moins favorisés. Pour ce professeur d’économie à l’Université Paris Cité, qui n’exclut pas une aggravation de la situation, la flambée des prix impacte déjà nos habitudes de consommation.
En avril, les prix à la consommation ont affiché une hausse de + 4, 8 %. Que recouvre ce chiffre ?
Cela signifie qu’en 12 mois, les prix ont augmenté de près de 5 % en moyenne par rapport à l’année dernière. Mais ce chiffre est une moyenne, il masque des différences très importantes selon les secteurs. Par exemple, dans l’alimentaire, les pâtes ont augmenté de 15 %, quand l’énergie a augmenté de 26 %, et au sein même de ce dernier secteur, le fuel domestique a pris + 88 % ; à l’inverse, les produits manufacturés ont, eux, pris moins de 3 %.
Quels mécanismes expliquent cette poussée inflationniste ? D’abord, on ne peut pas parler d’« inflation » à proprement dit pour l’instant, car l’augmentation est concentrée sur un petit nombre de postes : énergie, alimentation... Et parce que ce qui entraîne ces augmentations de prix tient à des événements bien identifiés : la guerre en Ukraine et la reprise épidémique en Chine, avec de nouveaux confinements, les deux ayant pour effet un ralentissement de la production, un dérèglement des chaînes logistiques et donc une augmentation du coût des matières premières.
Quand pourrons-nous parler d’inflation ?
Il faudrait que l’augmentation soit générale, touche tous les prix, ce qui signifie en réalité une dégradation de la valeur de la monnaie.
C’est le risque qui guette si les entreprises, pour compenser la hausse des prix, se décident à accorder des augmentations significatives de revenus aux salariés. Elles verraient alors leurs coûts décoller, ce qui les conduirait à augmenter encore leur prix. C’est la fameuse boucle « salaires / prix ».
Quels sont les effets de ces hausses de prix sur le pouvoir d’achat ?
Cette augmentation va impacter les catégories les moins favorisées de la population, celle pour qui une augmentation de 15 % du paquet de pâtes a un effet sur le budget. Pour les autres catégories, celles qui sont à l’aise et qui, en plus, ont pu épargner pendant le confinement, ce sera sans grand effet. C’est pourquoi il faut mettre en place des mesures sectorielles, du type chèque énergie, chèque alimentaire, pour les Français les plus en difficulté. Même si, en réalité, nous sommes tous sensiblement plus « riches » que dans les années 90 : le pouvoir d’achat par unité de consommation a en effet augmenté de 30 % en 30 ans, entre 1990 et 2021.
Quels sont les changements de comportement des consommateurs à attendre ? Même si, sur le panier de la ménagère, la hausse reste pour l’instant raisonnable (+1,6 %), les consommateurs les moins favorisés vont devoir choisir : la viande blanche plutôt que la rouge, les oeufs plutôt que la viande, les marques de distributeur (MDD) et les premiers prix plutôt que les marques connues. Ils vont traquer les promos, et se tourner vers les enseignes les moins chères. On va également observer des reports d’achat : en matière d’automobile ou d’équipement de la maison, les Français vont préférer différer les projets d’investissement, et choisir d’épargner.
Faut-il s’attendre aussi à ce que les gens stockent, en prévision de nouvelles augmentations de prix ?
C’est possible, comme chaque fois en période d’incertitude. Les gens achètent des produits basiques, qui se conservent longtemps, par crainte de manquer et pour échapper à de nouvelles hausses. Mais ce qui n’a pas eu de conséquences fâcheuses, en tout cas à moyen et long terme, lors du confinement de 2020, pourrait être plus embêtant cette fois, car il existe une tension sur la production. Si les gens stockent au point de provoquer une pénurie sur certains produits, il n’est pas dit que la production suivra.
Et la rupture encouragera davantage les comportements de stockage.
Faut-il craindre un emballement, un risque de crise financière ? Oui, car pour calmer l’inflation, les banques centrales vont réagir en augmentant leurs taux d’intérêt : la banque centrale américaine l’a déjà fait. En conséquence, les banques commerciales vont répercuter cette augmentation. Les marchés financiers peuvent alors s’affoler et la perspective d’une crise financière n’est pas à exclure.
Dans une société en proie à une crise sociale, quelles conséquences peut avoir ce coup porté au pouvoir d’achat ?
C’est potentiellement explosif. On l’a vu à la fin de la campagne présidentielle, le pouvoir d’achat est remonté dans les revendications des Français, pour gagner l’une des toutes premières places. Parallèlement, les enquêtes montrent qu’un peu moins de 60 % des Français se disent « gilets jaunes » ou sympathisants. Les mécontentements montent. Ce qui est à craindre, c’est que ce climat, ajouté à la hausse des prix, n’attende qu’une étincelle pour s’embraser. La réforme des retraites, que le président
Macron entend mener rapidement, pourrait par exemple être le déclencheur d’une période compliquée socialement.
PROPOS RECUEILLIS PAR ANNE-SOPHIE DOUET / ALP