« Faire des chants odieux sur la mort d’un supporter ou d’un joueur adverse, ce n’est pas nouveau »
Nicolas Hourcade, sociologue à l’École Centrale de Lyon, spécialiste des supporters de foot
On était habitué aux banderoles brandies par les supporters, mais avec ce chant, une nouvelle étape est-elle franchie ?
Non. Ce chant choquant correspond à une culture des supporters les plus radicaux qui existe depuis les années 70 en Italie, et 80 en France. Elle consiste à s’opposer aux adversaires de la manière la plus provocante possible. Ces supporters utilisent le mauvais goût, les aspects les plus sensibles pour dénigrer l’adversaire. Cela passe par des banderoles, comme celle déployée par les Parisiens contre les Ch’tis (en 2008, au Stade de France, la banderole « Pédophiles, chômeurs, consanguins : bienvenue chez les Ch’tis » avait été déployée lors de la rencontre PSG - Lens, Ndlr), par des chants qui oscillent entre violence et ironie. C’est un registre de provocation fréquent chez certains supporters. À l’époque de la grosse rivalité entre Nice et
Toulon, à la fin des années 80, un immeuble s’était effondré à Toulon. Les Ultras niçois avaient sorti une banderole disant : «13 morts, merci l’immeuble. »
Pourquoi ce cas fait-il autant réagir ? En face, il ne s’agissait que de Saint-Etienne, et non de Nantes…
Il est fréquent que les supporters radicaux insultent l’adversaire juste avant ou juste après le match qui les oppose. Là, il y a un effet de proximité lié à la finale perdue contre Nantes. Ces supporters ont l’habitude de s’insulter de manière virulente entre eux, de se moquer des morts de l’autre. Quelque part, ils banalisent ces insultes. Mais comme leurs slogans insultants s’expriment publiquement dans le stade, ils débordent leur petit monde de supporters. Dans ce cas-là, le chant touche la famille d’Emiliano Sala, des supporters de ce joueur qui ne sont pas coutumiers de ces insultes et qui sont choqués. Il y a une confrontation entre une culture de l’insulte et de la provocation qui est propre à ces supporters radicaux, et le fait que ce registre insultant touche des gens qui ne partagent pas ces codes et les désapprouvent.
Le maire de Nice demande à ce que soient identifiés les gens qui ont entonné ces chants, est-ce illusoire ?
Il y a déjà la question de savoir si c’est à la justice de se saisir du fait ou aux instances sportives. A priori, c’est avant tout à la justice d’agir. La loi pénalise l’incitation à la haine dans les stades. Est-ce que ce chant peut être considéré comme tel ? C’est aux juristes d’étudier ce que la loi permet de faire dans ce cas. Suite à la banderole anti-Ch’tis, des supporters parisiens avaient été poursuivis et sanctionnés pour provocation à la haine.
Des sanctions sportives peuvent-elles être envisagées ? C’est une situation difficile. Le club a immédiatement dénoncé les insultes et l’entraîneur niçois a pris une position très ferme en conférence de presse. Il est normal que ce chant suscite de l’indignation, mais avant de réclamer telle ou telle sanction, il faut étudier ce qui serait le plus pertinent dans ce cas précis.
Après le jet de bouteille sur le joueur de Marseille Dimitri Payet et l’envahissement de terrain en août dernier, cette saison est agitée pour les supporters niçois…
Certes… La culture de la provocation, propre à certains supporters, n’est pas propre à Nice. La semaine dernière, des supporters du Feyenoord Rotterdam (dont l’équipe était opposée à Marseille, Ndlr) se sont moqués de la mort d’un Ultra algérien proche des Ultras marseillais. Faire des chants odieux sur la mort d’un supporter ou d’un joueur adverse, ce n’est pas nouveau. Mais les Ultras niçois aiment bien ce registre provocateur. Il faut aussi prendre en compte le fait que la société française a évolué sur ces sujets : certaines provocations des supporters ont longtemps été jugées comme choquantes, mais aussi comme faisant partie du « folklore » du football. Désormais ces insultes ne sont plus acceptées, c’est pourquoi l’indignation est plus forte qu’il y a 20 ou 30 ans.
Quelle peut être la réaction des supporters nantais ?
Faut-il craindre un effet d’entraînement ?
Ce chant peut inciter les Ultras nantais à réaffirmer leur attachement à Emiliano Sala et peut renforcer la rivalité entre les Ultras des deux camps, qui était déjà bien installée. Mais je ne pense pas qu’il y ait un effet d’entraînement, puisque les supporters radicaux sont habitués. Au contraire, les réactions très fortes des acteurs sportifs et politiques permettent de réaffirmer que ces insultes ne sont pas acceptables.
PROPOS RECUEILLIS PAR PIERRE PEYRET
(Photo Dylan Meiffret)
C’était le match d’après, celui de tous les dangers. Ce Nice Saint-Etienne restera comme celui d’un magnifique renversement sportif, mais aussi – et surtout – comme celui de ce chant affreux, entonné à la neuvième minute, par une partie des Ultras de la Populaire Sud. Avant ça, ces derniers, attristés par la défaite en finale de Coupe de France contre Nantes, avaient procédé à une grève des encouragements, entrecoupée de quelques « Bougez-vous le c... », repris par d’autres tribunes. Et puis, la foule s’est levée. Une clameur est montée sur l’air de la chanson des supporters nantais dédiée à Emiliano Sala.
« J’ai tapé des mains, persuadé qu’ils reprenaient le chant originel »
« Je me suis levé et j’ai tapé des mains, persuadé qu’ils reprenaient le chant originel, raconte Claude(1), abonné dans les salons de l’Allianz Riviera. C’est ce qu’on avait fait samedi lorsque les Nantais ont entonné cette chanson. Je me suis dit que c’était un beau clin d’oeil fairplay. Ce n’est qu’à la sortie du stade qu’on m’a expliqué que le chant avait été en fait odieusement détourné de son sens premier. » Sala, l’Argentin qui ne lâche rien, était devenu « Emiliano sous l’eau, l’Argentin qui ne nage pas bien. » « Vous l’avez entendu, vous ? », questionne un confrère installé en tribune de presse, soulevant à nouveau la question de la perception sonore à l’intérieur du stade.
Sur les réseaux sociaux, le rendu des vidéos ne laisse en revanche plus aucun doute sur l’interprétation des propos lancés par le capo, l’homme qui donne l’orientation des chants dans une tribune ultra. « C’est minable, souffle Christophe(1), abonné et présent mercredi en Populaire Sud. Si j’étais monté au stade malgré la frustration de la finale, c’était pour encourager l’équipe à atteindre des objectifs encore élevés en championnat. Pas pour entendre ce genre d’horreur qui jette l’opprobre sur tous les supporters niçois. Je peux garantir que ce n’est pas toute la tribune qui a repris ce chant. »
« Il y a des limites à ne pas franchir »
Dans la culture ultra, se moquer d’un drame vécu par l’adversaire est relativement courant. Par exemple, la Brigade Loire avait raillé le décès d’un supporter toulousain en Serbie en 2009 (Brice Taton), ou plus récemment repris un chant à la gloire de Xavier Dupont de Ligonnès, ce fameux Nantais suspecté d’un quintuple meurtre. Ce qui pouvait être associé au ‘‘folklore des tribunes dans le football’’ n’est désormais plus audible par la société et les acteurs modernes du ballon rond. À la colère froide de Christophe Galtier, au tweet d’hommage publié dès mercredi soir par Andy Delort (« Pour Emiliano. Bonne soirée. »), s’est ajoutée la déception d’un ancien Aiglon emblématique : Renato Civelli, un Argentin devenu Niçois d’adoption. « J’ai suivi le match sur les réseaux sociaux, je ne comprends pas à quel point on peut être aussi irrespectueux. En tant qu’Argentin, et je parle en mon nom, je me sens insulté. J’ai toujours essayé de bien faire les choses, je ne peux pas comprendre… On a tous fait des conneries, jeune ou moins jeune. Mais il y a des conneries à ne pas faire et des limites à ne pas franchir. Cela va trop loin. Emiliano (Sala) était un jeune joueur, avec plein d’espoirs, de rêves. Il est mort de façon tragique… Je ne comprends pas… J’ai quitté le club depuis pas mal d’années, les supporters de la BSN (Brigade Sud Nice, dissoute en 2010, ancêtre des Ultras de la Populaire Sud, Ndlr) que j’ai connus n’auraient pas fait ça. Ou alors, si ce sont eux, ils me déçoivent et ont vraiment changé. »
La déprime au club
Au club, hier, c’était la grosse déprime et l’abattement. Neuf mois après les incidents de Nice - Marseille, que Christophe Galtier n’a jamais digérés, ce nouveau dérapage pourrait-il être la goutte d’eau pour Jim Ratcliffe, le propriétaire d’Ineos et du Gym ? L’heure est à la sidération. Mais, comme il l’avait fait après le derby du mois d’août dernier, le milliardaire britannique pourrait rapidement s’exprimer sur cette nouvelle affaire qui discrédite tout un club, et donc son propriétaire. WILLIAM HUMBERSET ET VINCENT MENICHINI
1. Les prénoms ont été changés