Nice-Matin (Nice Littoral et Vallées)
L’affaire Graham Greene
L’historien Yvan Gastaut, maître de conférences à l’Université Nice Sophia Antipolis, propose son regard sur l’actualité. Un rendez-vous que vous retrouverez, tous les quinze jours, le mardi. Aujourd’hui, l’universitaire revient sur le livre accusatoire de l’auteur britannique.
La riche série d’articles de Nice Matin commémorant le cinquantième anniversaire de l’élection de Jacques Médecin à la mairie de Nice en février a fait l’événement la semaine dernière. Ce long épisode de l’histoire locale - près d’un quart de siècle - est jalonné de moments singuliers, parfois savoureux, parfois désolants, qui permettent de saisir outre la complexité de personnage, l’évolution de la ville dans une période décisive. Dans le lot, ce que les médias nationaux ont appelé « l’affaire Graham Greene » figure en bonne place.
Le janvier à Londres, les lecteurs du Sunday Times découvrent un entretien de l’un des maîtres de la littérature britannique du XXe siècle, Graham Greene (-) autour d’un ouvrage qu’il s’apprête à faire paraître aux éditions Bodley Head. Son titre, reprenant Emile Zola, n’est pas neutre : J’Accuse ! Pour savoir qui l’auteur de La puissance et la Gloire, Le Fond du problème, Le Rocher de Brighton, Le Troisième Homme ou encore Un Américain bien tranquille, charge avec tant de virulence, il suffit de prendre connaissance du sous-titre : « La face sombre de Nice ». La ville et plus largement la Côte d’Azur sont ainsi placées sur le banc des accusés. L’illustre écrivain, établi à Antibes depuis le milieu des années soixante, dénonce les moeurs locales et plus particulièrement la corruption. Evoquant les scandaleuses collusions entre le « milieu » local et les fonctionnaires d’autorité comme les juges ou la police, il n’hésite pas à affirmer que Nice est devenue une capitale du crime et du gangstérisme. Un véritable « Chicago français »…
Nice, capitale du gangstérisme ?
Ce réquisitoire provoque une onde de choc dans l’Hexagone. « Graham Greene déclare la guerre à Nice » affirme Le Quotidien de Paris dès le
er février. Immédiatement, le « système Médecin » est mis sur la sellette par divers journaux comme Le Canard Enchaîné ou Les Nouvelles Littéraires. Une année avant l’échéance des élections municipales, l’écrivain Max Gallo alors député PS de Nice briguant le fauteuil de premier édile ne rate pas l’aubaine : il se déclare solidaire de l’écrivain. Lui-même avait déjà été l’auteur d’un roman à charge contre la gestion de la ville dans Une affaire intime paru en (chez Robert Laffont). En outre, toujours en , La Baie des Requins (paru chez Alain Moreau) un autre ouvrage des journalistes Michel Franca et Jean Crozier dénonce a son tour les pratiques mafieuses à Nice.
Vérités ou rumeurs sans fondements ? Il est vrai que depuis le milieu des années soixante-dix, la ville défraye régulièrement la chronique notamment à travers le « Casse » de la Société générale orchestré par Albert Spaggiari ou « l’affaire des casinos » (le Ruhl et le Palais de la Méditerranée fermés coup sur coup) mettant en scène les malversations de Jean-Dominique Fratoni, surnommé le « Napoléon des tapis verts » le tout se compliquant avec la disparition d’Agnès Le Roux (fille de Renée Le Roux, P.-D.G. du Palais de la Méditerranée).
Acharnement anti-niçois ?
Mais de là à généraliser, n’y aurait-il pas un acharnement voire un « racisme anti-niçois » comme se le demande l’économiste et écrivain niçois Jean-Louis Maunoury dans Les Nouvelles Littéraires. Les médias nationaux en effet semblent se passionner outre mesure pour cette affaire jugée peu digne d’intérêt.
« Graham Greene est un vieux gâteux » : touché et en colère au nom des Niçois qu’il entend défendre contre les attaques et les jalousies, Jacques Médecin réagit sans ménagement à l’égard de l’écrivain anglais qu’il ne connaît pas. Dès le février, considérant que ces pro
er pos inacceptables portent atteinte à la réputation d’une ville et de ses habitants, il répond aux sollicitations médiatiques pour « faire taire les ragots » notamment dans les colonnes du Figaro et du Figaro Magazine qui lui apportent leur soutien. Le maire s’escrime à défendre son bilan : entre et , les chiffres de la grande criminalité ont baissé.
Un « vieux gâteux »
Dans le souci d’obtenir davantage d’informations sur cette affaire, Nice-Matin dépêche logiquement deux journalistes à Antibes, au domicile de Graham Greene, le fé
er vrier. Surprise, le vieil écrivain visiblement soucieux de désamorcer une polémique à laquelle il ne s’attendait pas accepte de les recevoir : « Vos confrères britanniques ont extrapolé un peu lourdement » explique-t-il quelque peu confus, lui l’hôte prolongé de la Côte d’Azur. En fait, l’enquête n’était pas neutre. Derrière les allégations de l’écrivain se trouve une banale affaire de divorce. La fille de l’une de ses amies très proches, en instance de divorce avec un promoteur niçois véreux, avait subit de multiples pressions et menaces. C’est à partir de cette situation privée que, trois ans plus tôt, les investigations de Graham Greene commencent, engendrant au fur et à mesure sa volonté de dénoncer tout un « système ». Mais les preuves de ses accusations resteront limitées. Et au final, cet essai n’a plus guère suscité de polémiques, passant quasiment inaperçu lors de sa sortie. Pensant un temps demander une réparation en justice, Jacques Médecin décide de ne pas donner suite.
Pourtant, au milieu d’autres pavés dans la mare, l’affaire du J’Accuse de Graham Greene contribue à ternir l’image de Nice, entre fantasmes et réalité. Il faudra encore bien des années pour que la mauvaise réputation de la ville accolée à celle de son sulfureux maire ne se dissipe.