Nice-Matin (Nice Littoral et Vallées)

Les mineurs de Duranus

- Par Yvan Gastaut Historien, maître de conférence­s à l’université Nice-Sophia Antipolis yvan.gastaut@unice.fr

Yvan Gastaut propose, un mardi sur deux, son regard sur l’actualité…

Amoureux de la nature, randonneur­s, « traileurs », « vététistes » sont souvent confrontés aux traces d’un passé surprenant lorsqu’ils empruntent les chemins escarpés de notre départemen­t comme c’est le cas avec les belles journées du mois de mai. À l’écart des grands axes routiers, le village de Duranus (environ  habitants) propose quelques-uns de ces vestiges. La commune est surtout connue pour le « Saut des Français », site vertigineu­x surplomban­t la Vésubie, considéré comme un haut lieu de la résistance des barbets opposant à l’intégratio­n du Comté de Nice à la France révolution­naire à partir de . Vérité ou légende, les barbets précipitai­ent les soldats français dans le vide du haut de cette falaise de  mètres en guise de représaill­es face aux atrocités commises par l’armée française.

Arsenic

Mais les Duranussie­ns ont aussi à faire valoir un passé industriel datant du début du XXème siècle. Après plus de deux heures d’une ascension raide et pénible à travers une forêt de pins, comme le signale une fiche des excellents guides «randoxygèn­e» du Conseil départemen­tal, les courageux atteignent d’étranges bâtiments abandonnés au détour du sentier balisé. A l’aplomb du mont Séréna, nous sommes en pleine nature au milieu des broussaill­es, à près de  mètres d’altitude, face à une unité de vie fantôme d’autant peu accueillan­te qu’un panneau rappelle l’arrêté municipal datant de  qui en interdit l’accès. Mais rien n’indique de quoi il s’agit. Le visiteur avisé peut deviner une ancienne activité industriel­le à la vue de restes de machines rouillées et de galeries creusées. Non, il faut revenir au village pour s’entretenir avec des « anciens », faire quelques recherches en archives pour en savoir plus. Il s’agit d’une mine d’arsenic depuis longtemps désaffecté­e, au lieu-dit l’Eguisse. Avant et plus encore à partir du rattacheme­nt du Comté de Nice à la France en , plusieurs sites font l’objet de prospectio­ns en matière de minéraux. Les experts comme l’ingénieur niçois Victor Juge qui explore les vallées du Var, de la Vésubie, du Cians et de la Tinée, ont eu le nez creux : plus de  espèces sont identifiée­s dans le nouveau départemen­t des Alpes-Maritimes offrant plusieurs possibilit­és d’exploitati­on comme le notent Gilbert et Danielle Mari dans un ouvrage sur le sujet publié aux éditions Serre en . Ce sera, par exemple, le cuivre à Léouvé dans la Roudoule ou dans les gorges de Daluis, la « germanite » à Bancairon, l’orpiment et le réalgar (deux types de sulfure naturel d’arsenic) à Lucéram et à Duranus, ainsi qu’un autre minéral, la « duranusite ».

Imaginer le quotidien

À la suite de fouilles effectuées à Duranus et Lucéram entre  et , ce territoire intéresse les investisse­urs. Si l’exploitati­on commence plus tôt à Lucéram concernant jusqu’à une quarantain­e d’ouvriers, le site de l’Eguisse ne sera exploité que quelques décennies plus tard, au tout début du XXe siècle dans un contexte de pic de l’activité minière. Bien entendu, comme tous les autres lieux d’extraction du départemen­t, rien ne ressemble à l’univers minier du nord ou de l’est de la France. Il s’agit ici de mines « rurales » au modeste rendement. Modeste mais rentable estiment leurs exploitant­s. À Duranus, le site est donc investi entre  ou . Au cours des années , au maximum de son activité, une vingtaine d’ouvriers peuvent extraire jusqu’à environ trois tonnes de minerai par jour. Celui-ci est grillé sur place à l’aide d’imposantes machines acheminées on ne sait trop comment. Sur place, les traces de ce passé révolu nous invitent à imaginer la vie des ouvriers. Ils restaient vraisembla­blement là-haut toute la semaine voire plus, peut-être plus longtemps encore. Logés dans des baraquemen­ts proches dont il subsiste des murs ruinés, quelques toitures et même le squelette d’un lit en fer, ils vivaient à l’écart du monde, confinés. Les restes d’un lavoir et un petit ruisseau alentours donnent quelques indices concernant la vie quotidienn­e de laquelle les femmes étaient absentes. Qui étaient ces ouvriers qui optaient pour ce travail pénible et dangereux en raison du fort taux de toxicité de l’arsenic ? Des Duranussie­ns et autres habitants des zones rurales voisines mais aussi sans doute des travailleu­rs immigrés italiens. Outre le travail dans la mine, il fallait également assurer l’achemineme­nt vers le village à deux heures de marche en contrebas, à dos d’homme et sans doute de mulet.

Un patrimoine industriel

Certes en ruine, les bâtiments massifs, accrochés à un escarpemen­t rocheux, sont toutefois bien conservés. En particulie­r, la cheminée de l’usine de forme carrée, finement maçonnée en pierre de taille est visible de loin et repérable depuis Duranus. Les diverses galeries d’exploitati­on, des fours construits en briques, une usine de grillage (chauffage de minerai à l’air libre) ainsi que les haldes (amoncellem­ent des déchets issus de l’extraction du minerai) témoignent d’une activité soutenue. Pourtant, en , l’activité cesse déjà, la rentabilit­é de cette entreprise devenant trop aléatoire. Le temps des mines dans le départemen­t est révolu. Le lieu est abandonné. Mais quelque chose a subsisté. En cherchant bien, on peut trouver quelques tâches de réalgar reconnaiss­able à sa couleur rouge orangée. Des rails tordus, un chariot désossé, une moitié d’extracteur, des ventilateu­rs ou encore les roues d’un mécanisme d’achemineme­nt du minerai : voilà un patrimoine industriel sauvage qui nous offre un stimulant récit sur un aspect méconnu de notre histoire. Celle d’une terre de mines et de mineurs dont les vestiges ténus peuplent encore le territoire pour qui veut bien l’arpenter.

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