Nice-Matin (Nice Littoral et Vallées)

« L’espoir meurt en dernier »

Eric Karaïliev a vu sa vie basculer le 13 novembre 2015. Survivant du Bataclan, il poursuit son oeuvre littéraire avec son recueil Visions poétiques, ondes de choc. Rencontre à Antibes

- MARGOT DASQUE mdasque@nicematin.fr

Pour le soleil, il a choisi un jaune impérial, un jaune radical. Sur la toile, son Estérel pigmenté se voit inondé de lumière. Derrière le chevalet, le panorama s’étale grandeur nature. Juan-les-Pins, la baie de Cannes. Devant sa création inachevée, Eric Karaïliev se fait pensif : « Cela fait plus de quinze ans que je n’avais pas peint. » Preuve en est, les tableaux accrochés dans le salon familial s e trouvant désormais à Antibes. Sur les murs, ses coups de pinceaux immortalis­ent des instants de voyage, tracés au début de la décennie 2000. Si à 44 ans l’artiste est revenu aux pinceaux, c’est après avoir vécu l’invivable. Là-dessus, il pose du silence. 13 novembre 2015. Le concert des Eagles of Death Metal au Bataclan à Paris. Il y était. Il fait partie de ceux qui en sont ressortis. Avec ce que cela comporte de balafres intérieure­s. Lui qui collaborai­t avec sa carte de presse auprès des titres Nouvelles de Paris, La Revue Périodique ou encore Budilnik, ne tient pas à user de syntaxe pour évoquer l’indicible.

Maux d’avant, mots d’après

Homme de lettres, il préfère écrire que dire. Les mots d’avant, les maux d’après. Une fracture lisible à fleur de plume dans son dernier ouvrage Vision poétique, ondes de choc. (Éditions Nicole Vaillant) « C’est une sorte de best-of », souligne l’auteur qui a pioché au gré de ses ressentis les écrits de ses anciens recueils. Ceux qui lui parlaient le plus. Qui trouvaient en lui une résonance. Entre La mémoire du coeur, Bonheur décousu, Facettes, Fantasmago­ries ou encore Entailles, il provoque une houle changeante. Pas moins de trois cents de ses poèmes cohabitent. Retraçant son cheminemen­t, son évolution, son écriture. Se questionna­nt sur le monde qui l’entoure, il génère de la métaphore. Une matière première qu’il modèle, façonne, pétrit pour l’élégie, l’assonance, l’esthétisme, l’ode. Dans ses vers, la pop culture côtoie la profondeur. Pinte de Guinness, Grande Ourse et rock’n’roll. La poésie n’est pas uniquement faite pour se lire des siècles plus tard. Les maux d’avant, les mots d’après. Les dernières pages de l’ouvrage consacrent l’épilogue. Celles calligraph­iées dans sa vie d’après. Celles-là justement se refermant sur ces cinq lignes : « Encore un pas – et voilà, c’est la fin ! / – je l’ai parcouru, c’est atteint ; – J’ignore ce qui arrivera demain, / Peu probable que la même route / Je reprenne ! » Sa route ? Il continue à écrire. Encore. Toujours. Même s’il ne présente pas pour l’instant ses refrains, il suit sa musique.

Ponts entre graphies et langues

Parce que s’il a inspiré pour la première fois à Marseille, ses origines du pays de l’eau de rose lui insufflent l’amour du lyrisme en version originale. Preuve en est avec ses travaux édités. Ayant étudié la philosophi­e et la littératur­e, il compulse les écrits de ceux qui l’ont précédé. Et travaille même pour déconstrui­re les frontières. Comme avec l’ouvrage qu’il tient entre ses mains. Sur la couverture, deux alphabets s’entremêlen­t : latin et cyrillique. Son Anthologie de la poésie classique bulgare (1). Près de quatre cents pages tissant des ponts entre les graphies et langues. Un chemin initiatiqu­e pour découvrir et apprécier les délicatess­es et rugosités d’auteurs peu connus dans la langue de Verlaine. Traduisant Ivan Vazov, Penyo Penev ou encore Nicola Vaptsarov, il offre à la langue française d’insoupçonn­ées perles. Rien d’étonnant de le savoir membre de La Renaissanc­e Française, institutio­n s’attachant notamment à participer au rayonnemen­t de la langue française et de la culture française et francophon­e. Reconnu et salué pour ses textes empreints de force et de sensations, le poète oeuvre aujourd’hui à sa reconstruc­tion. Les créateurs sont des phénix qui s’ignorent. Capables d’innovation, ils savent mieux que personne comment appréhende­r le présent sous un prisme révélant sa vérité, multifacet­tes. Et à puiser dans les émois, tirailleme­nts et souffrance­s un nectar au goût irrémédiab­lement puissant. Un talent que souligne Emile Karaïliev, son père, assis à ses côtés. Paraphrasa­nt la formule de Victor Hugo, il précise : « Eric n’écrit pas. Il crie. » Une énergie innée. Vrombissan­t en son for intérieur. Sur son épaule, il pose un regard protecteur : « L’espoir meurt en dernier. » 1. Aux éditions Paris-Sofia 2011, avec le concours du ministère des Affaires étrangères et BTA, Sofia et l’Unesco.

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(Photo Frantz Bouton)

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