Nice-Matin (Nice Littoral et Vallées)
Vladimir Fédorovski : « Comment Gorbatchev a écarté la force »
Il est au coeur du système lorsque le mur est tombé. Au plus près de ceux qui directement ou indirectement ont joué un rôle dans la chute du mur. Vladimir Fédorovski était conseiller diplomatique pendant la période de la glasnost, jusqu’en 1990. Il se souvient et raconte avec la délectation et le talent de l’écrivain qu’il est devenu.
Quand a été prise la décision de faire tomber le mur ?
La vraie décision date de juin ...Il y avait un plan du KGB sur le bureau de Gorbatchev, dans une sorte de chambre sécurisée du Kremlin. Et ils ont discuté de ce plan à cinq. Il y avait Gorbatchev, le KGB, l’armée, Edouard Chevardnadze, ministre des Affaires étrangères et futur président de la Georgie et un très bon ami à moi, le numéro deux de Gorbatchev, son conseiller : Alexandre Nikolaïevitch Iakovlev [considéré comme l’inspirateur de la perestroïka en , NDLR]. Le KGB avait cette analyse : la réunification était la première étape, ensuite la chute de l’Allemagne de l’Est, la chute du pacte de Varsovie, la chute du communisme... Ils ont discuté pendant cinq heures. Mais Gorbatchev ne prenait pas de décision. Raïssa Gorbatcheva l’attendait pour dîner, il a reporté la décision au lendemain. Gorbatchev est rentré dans sa datcha, a enlevé ses chaussures, mis ses chaussons et ils sont passés à table. Raïssa était une femme très stricte, c’était son égérie et aussi son principal conseiller.
Il en a parlé avec elle ?
Iakovlev était dans sa voiture et il a appelé Raïssa de son téléphone couleur ivoire. Ils ont parlé culture, car Iakovlev était aussi conseiller culturel, ils ont parlé de la fondation de Raïssa. Puis il a dit : “On peut utiliser la force pour empêcher la chute du mur, mais nous serons alors les otages du KGB et de l’armée. Ce sera la fin de la perestroïka. On serait chassés du pouvoir et peut-être même tués”. Il y a eu un silence dans la conversation et Raïssa a fini par répondre simplement : “On verra”. Au dîner ce soir-là, il y avait du bortsch (soupe traditionnelle), des pelmenis (raviolis). Et au dessert, ils en ont parlé devant une part de vatrouchka, gâteau traditionnel russe au fromage blanc. Ça a continué sur l’oreiller. Le lendemain matin, Gorbatchev s’était décidé oui : la force ne serait pas utilisée. Et la réunification était scellée.
Et la chute du mur était donc programmée ?
Il y a eu un autre fait déterminant. Deux semaines plus tard, Gorbatchev était invité par Helmut Kohl qui était une force de la nature. Trois bouteilles de vin blanc au repas... Kohl a repris trois fois du plat de résistance. Et ils sont sortis faire un tour au bord du Rhin. Il faut savoir que comme Sarkozy, Gorbatchev ne supporte pas l’alcool. Kohl a prononcé cette phrase : “La réunification ce sera comme un fleuve, comme le Rhin. On ne peut pas arrêter le Rhin”. Puis il a ajouté : “Nous sommes prêts à payer”. Gorbatchev a réfléchi et a répondu : “Combien” ?
Puis,ilyaeule novembre...
Gorbatchev n’était même pas réveillé, car il savait que ça allait arriver, puisque tout était décidé bien avant. Moi j’étais à Paris, sur un plateau de télévision, c’était la surprise pour tout le monde, mais pas pour moi.
Vous y avez vu un grand espoir ?
Je pense que j’ai été moins naïf que Gorbatchev et Iakvovlev mais naïf quand même. On a surestimé l’intelligence occidentale. Ils ont pensé tuer le communisme et la guerre froide, créer un nouveau monde, arrêter la course à l’armement, construire la sécurité européenne... On pensait être des alliés dans le processus. Et voilà...
La chute du mur a changé l’histoire de l’Allemagne, de l’Europe mais pas seulement...
Fin novembre, il y a eu des négociations avec les Américains. On enlève militaires mais en échange vous respectez la
Russie, les intérêts géopolitiques et vous ne faites pas bouger l’OTAN du côté de la frontière russe. Ils ont complètement bafoué cette promesse, ils ont violé leur parole, les Américains ont inventé l’histoire. Et aujourd’hui, le monde est beaucoup plus dangereux encore. Au lieu de construire un monde plus sûr, ils ont construit un monde hégémonique. On en paye les conséquences. En fait les Occidentaux ont voulu tuer la Russie et pas le communisme.
Pourquoi le monde est-il dangereux ?
Il n’y a pas de règle, pas de fusible, pas d’accords, ils sont tous bafoués. La course à l’armement se poursuit. À l’époque de la guerre froide, il y avait une distinction entre la propagande et la politique réelle. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Pendant la guerre froide, les dirigeants mentaient, mais ils savaient qu’ils mentaient. Je pense que le monde est dangereux comme à la veille de la Seconde Guerre mondiale.
Faut-il se rapprocher de la Russie aujourd’hui ?
Je pense que Macron a raison depuis quelque temps dans sa démarche de renouer avec la Russie. À l’occasion des ans de la chute du mur, il faut en tirer des leçons. De Gaulle disait L’Europe de l’Atlantique à L’Oural. Macron parle de l’Europe de Lisbonne à Vladivostok...
Jacques Chirac, dont vous étiez très proche, pensait déjà la même chose...
Oui, il pensait qu’il fallait associer non pas les gouvernants, mais les intérêts nationaux. C’est lui qui m’a donné l’idée d’écrire Sur tes cils fond la neige. Le roman vrai du docteur Jivago. Cela remonte à l’une de mes conversations avec lui en août , au moment de la chute des régimes communistes. Il était alors venu soutenir la résistance au putsch de Moscou. À l’époque j’étais porte-parole des anti-putschistes. Passionné de poésie russe, Jacques Chirac considérait que la publication de ce roman était ‘‘un premier coup de marteau à l’effondrement du communisme’’. Et il prononça trois mots qui seront la devise de ce livre : « Mystère, amour et évasion. »
La vraie décision date de juin ” Les Occidentaux ont voulu tuer la Russie”