Nice-Matin (Nice Littoral et Vallées)
Réparer l’ascenseur
Imaginons un économiste venu de Vénus, sans idéologie ni idées préconçues, qui tenterait d’identifier les foyers de tensions sociales. Le dernier pays auquel il penserait serait probablement… la France. Des salaires moyens en hausse constante depuis vingt ans, des inégalités de revenus relativement stables (quand ailleurs elles se creusent, et parfois explosent), les dépenses de protection sociale les plus élevées de l’OCDE, avec le plus fort effet redistributif, le taux de retraités pauvres le plus bas, le chômage le mieux indemnisé, scolarité gratuite, santé gratuite pour les plus démunis, etc. Et pourtant… Oui, notre Martien s’en frottera les antennes : c’est en France que les tensions sociales sont les plus fortes. On touche là à ce qu’il faut bien appeler le malheur (ou le mystère ?) français, cet alliage résistant d’insatisfaction et de pessimisme sur lequel tous les pouvoirs viennent buter, et qui est le coeur radioactif de nos crises sociales à répétition. Puisque la macro-économie est prise en défaut, il faut chercher ailleurs. Innombrables sont les tentatives d’explication. L’historien évoquera la passion française pour l’égalité. Le politologue, l’effet Tocqueville, selon lequel plus une situation s’améliore, plus l’écart à l’idéal est ressenti comme insupportable. Le sociologue, la panne – avérée – de l’ascenseur social ( % seulement des nouveaux cadres ont des parents employés et ouvriers), entretenant l’idée que « nos enfants vivront moins bien que nous ». Le géographe, le creusement des disparités territoriales : le sentiment d’abandon de cette France périphérique « d’où la vie se retire », comme dit Claudia Senik, coauteure d’une étude révélant, par exemple, que % des villages où la supérette a fermé ont connu un événement « gilets jaunes ». L’économiste, l’inflation des dépenses contraintes (logement, électricité, transports, etc.), qui fait que même si le revenu global augmente, les fins de mois arrivent de plus en plus tôt, et avec elles le sentiment d’appauvrissement. Liste non exhaustive d’explications qui ne se contredisent pas mais s’additionnent. Il faut ici en ajouter une autre, récemment mise en lumière par l’économiste Pierre Cahuc, et qui constitue à nos yeux le trait le plus saillant du paradoxe français : des trente pays de l’OCDE, la France est à la fois le pays où le taux de pauvreté avant impôts et transferts est le plus élevé, et le pays qui abaisse le plus ce taux, grâce à la fiscalité. Entre avant et après, il tombe de % à %. Autrement dit : nous sommes champions de la pauvreté primaire et de la redistribution. Et si le noeud du problème résidait justement dans cet « en même temps ». Dans les effets pervers d’un système redistributif qui se veut – qui est ! – généreux, mais qui engendre aussi frustration et ressentiment. Dans les classes moyennes, le sentiment d’être les « vaches à lait » du système, de payer toujours sans rien recevoir en retour ; chez les plus défavorisés, la difficulté de « s’en sortir », l’enfermement dans la précarité. Poser le problème ainsi, ce n’est pas remettre en cause les aides sociales, nécessaires pour contenir l’explosion des inégalités. C’est dire que le modèle a des limites et qu’on ne résorbera pas le malheur français en augmentant indéfiniment les impôts d’un côté, les aides de l’autre. Il ne suffit plus de corriger les inégalités en aval. Il faut s’attaquer à leurs racines en amont. Par l’éducation, la formation professionnelle, la lutte contre les ghettos urbains, l’aménagement du territoire, la révision des mécanismes sociaux qui dysfonctionnent. En un mot : réparer l’ascenseur.
« C’est en France que les tensions sociales sont les plus fortes. »