Nice-Matin (Nice Littoral et Vallées)

Une lumière dans le noir par Philippe Amar

Plumes célèbres ou auteurs prometteur­s, leurs écrits nous ont manqué. Depuis le 4 juillet, chaque semaine, nous vous donnons à voir de leur prose sous la forme d’une nouvelle. Créée spécialeme­nt pour notre journal, elle est illustrée par Sylvie T., dessin

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Juillet  L’accident

Accompagné­es de Cooper, le chien de berger, Marine et Jacinthe se promenaien­t dans les sentiers du Bois noir, à Valdeblore, dans l’arrière-pays niçois. À l’abri de la chaleur sèche d’un été à la montagne. Les épicéas, les mélèzes et les châtaignie­rs les protégeaie­nt, faisant office de bulle végétale. Les branches des arbres se touchaient à leurs cimes, agissant comme des boucliers en contenant les rayons du soleil à quelques mètres au-dessus de leurs têtes. Allumant ainsi des taches de lumière qui ressemblai­ent aux scintillem­ents d’éclats de réverbères. Marine apprenait à la petite Jacinthe à reconnaîtr­e les myrtilles. La taille des arbustes dans lesquels elles poussaient, la forme de leurs feuilles ovales et dentées, et la consistanc­e des fruits. La jeune femme en cueillit une et la glissa dans la main de la petite fille. - Écrase-la. La gamine pressa le fruit entre ses doigts. Un jus presque violet teinta instantané­ment la paume de Jacinthe. - On dirait que l’on t’a badigeonné la main avec du henné.

- C’est quoi le henné ? - C’est de la poudre que l’on fabrique avec les feuilles d’un buisson que l’on trouve en Afrique du Nord. Pour teindre les cheveux ou pour les tatouages. Ça va de l’orange au rouge foncé. Presque rouge sang.

Marine goûta elle-même quelques myrtilles, puis en déposa dans la main de Jacinthe.

Entraînée dans une course folle

- Goûte. N’hésite pas. Elles sont délicieuse­s. Par contre, tu feras bien attention à ne pas confondre avec d’autres baies qui pourraient lui ressembler. Il y en a beaucoup dans les bois. Tu pourrais t’empoisonne­r. Cooper les connaît bien, il a un bon flair, il t’en empêchera. N’est-ce pas, Cooper, fit-elle en adressant une friction sur le crâne du chien que Jacinthe tenait en laisse. La petite fille se délecta en léchant le jus sucré sur ses doigts. - C’est délicieux. Je peux en avoir encore ? - Bien sûr, ne te prive pas ! Jacinthe s’empressa de fouiller les arbustes lourds de myrtilles, et sa main croisa le museau de Cooper. Le chien avait lui aussi compris que les fruits étaient consommabl­es.

Sa langue chatouilla le bras de la petite fille. Alors, elle en cueillit une bonne poignée et les offrit au chien qui s’en lécha les babines. Mais d’un coup, Cooper dressa l’oreille, alerté par le hurlement d’un autre chien. - Ne t’inquiète pas Cooper, le rassura Marine, il n’y a pas de loups par ici. C’est sûrement un chien qui s’est perdu.

Mais le réflexe de chien de berger prit le dessus, et Cooper commença à aboyer dans la direction des hurlements. - Cooper ! Ne bouge pas !, ordonna Marine. - Cooper ! Tais-toi, Cooper !, s’exclama Jacinthe à son tour.

C’est pas un méchant loup !

Mais le chien ne sembla pas vouloir obéir. Il aboya de plus belle. Tirant sur la laisse enroulée autour du poignet de Jacinthe. - Cooper ! Cooper !, cria-t-elle, en tentant de le retenir. Mais à sept ans, elle n’en avait pas la force. Marine chercha à attraper son collier. L’animal fut plus rapide qu’elle et s’élança d’un coup sec. Projetée brutalemen­t en avant, la gamine, accrochée à la laisse, fut entraînée dans une course folle par le chien. Elle posta l’autre bras en avant, la main tendue, pour éviter les pièges de branchages qui pourraient se trouver sur son chemin. Comme Marine le lui avait appris, elle levait ses pieds au plus haut pour éviter de trébucher. Mais la panique commençait à la submerger, elle sentait qu’elle allait bientôt faillir, et tomber. Cooper filait dans la direction des hurlements. Marine tentait de les rattraper, mais son embonpoint la ralentissa­it.

Dressé pour faire fuir les loups

- Cooper ! Cooper !, criait-elle, essoufflée. Mais le chien avait été dressé pour faire fuir les loups. Jacinthe se prit le pied dans une racine, quand Cooper stoppa net. En bordure du bois. La gamine dressa ses bras et ses mains en avant et rencontra le tronc d’un arbre qui l’empêcha de faire un vol plané. Elle réussit à amortir le choc et s’égratigna juste les paumes des mains contre l’écorce. Prise d’un point de côté, elle se courba, et prit une large inspiratio­n tant elle manquait d’oxygène après l’effort surhumain qu’elle venait d’accomplir. Elle remercia mentalemen­t le ciel de ne pas avoir

chuté. Ils se trouvaient à cet instant tout au bord d’une route qui jaillissai­t juste après un virage. - J’arrive !, lui cria Marine. Elle les rejoignait en marchant lourdement, le souffle bruyant, usant de ses larges épaules comme d’un balancier lui permettant de progresser plus facilement. Ses joues étaient écarlates et la sueur perlait sur ses tempes recouverte­s d’un léger duvet qu’elle n’épilait jamais. Malgré tout, elle souriait. Heureuse de retrouver Jacinthe, saine et sauve. Puis elle gronda le chien : - Cooper ! La prochaine fois, on te laisse avec les moutons !, s’exclama-t-elle, en suffoquant. On entendit le chien pleurer. Comme s’il voulait se faire pardonner.

L’expression de Marine se décomposa

- Écarte-toi de la route, cria-t-elle à Jacinthe. On percevait effectivem­ent le bruit de quelques véhicules qui sortaient d’un virage. Marine n’était plus qu’à quelques mètres, quand le hurlement de l’autre chien se fit à nouveau entendre. Amplifié cette fois-ci par l’écho de la montagne. Sans réfléchir, Cooper poussa sur ses pattes arrière, et s’élança vers la route. Surprise de nouveau, Jacinthe fut propulsée avec lui, et se retrouva au milieu de la route, tentant désespérém­ent de retenir Cooper des deux mains. - Ne reste pas là !, cria Marine, effrayée de voir la gamine plantée au milieu de la route. - C’est bon je le tiens !, hurla fièrement Jacinthe. Il revient ! Mais il était déjà trop tard. Un véhicule qui roulait probableme­nt trop vite, sortit du virage en faisant crisser ses pneus. Instinctiv­ement, Jacinthe tourna son visage dans la direction de ce bruit effrayant. L’expression de Marine se décomposa, ses yeux écarquillé­s par la terreur. La bouche ouverte, criant un « NON » que Jacinthe ne put entendre. Le coup de frein du conducteur rompit le silence, mais le véhicule continua de glisser comme sur une patinoire et percuta la petite Jacinthe qui fut projetée à une dizaine de mètres. Le conducteur avait donné un coup de volant pour éviter la petite fille, mais le manque de visibilité en sortant du virage ne lui avait pas permis d’anticiper son geste. Il finit sa course contre un arbre. Le choc avait libéré la laisse qui retenait le chien. Cooper était resté de l’autre côté de la route, il était indemne. Il se précipita au secours de Jacinthe qui gisait sur le bitume, inanimée. Il tenta bien quelques coups de langues sur son visage pour la réveiller. En vain. Il repartit rejoindre Marine qui s’était planquée derrière un arbre. Celle-ci patienta quelques minutes, guettant le véhicule qui avait renversé Jacinthe. Comme personne ne semblaient en ressortir, elle se dirigea discrèteme­nt vers la chaussée. Mais quand le conducteur ouvrit la portière de la voiture, suivi à son tour par le passager, elle revint sur ses pas, et resta cachée. Elle savait qu’elle ne pouvait porter secours à la petite fille. Qu’il lui était strictemen­t interdit de se montrer avec elle. Elle hésita. Confrontée à sa conscience. Elle aimait tant cette gamine, elle s’y était attachée dès le premier jour. Mais elle avait juré. Elle s’était engagée à respecter la seule condition qu’on lui avait imposée : personne ne devait jamais soupçonner l’existence de l’enfant. Alors, elle reprit le sentier dans la direction opposée. Malheureus­e. Coupable. Déchirée. Regrettant d’avoir un jour accepté ce pacte. Elle pleurait, en étouffant le bruit de sa douleur. Pendant ce temps, le conducteur et son passager, sortis indemnes de l’impact grâce à leurs airbags, découvraie­nt la gamine de sept ans, gisant dans son sang sur le bord de la route. Ils s’empressère­nt de prévenir les secours qui parvinrent à maintenir la petite fille en vie jusqu’à ce qu’ils puissent l’héliporter vers l’hôpital Pasteur, à Nice. L’IRM révéla qu’elle avait subi plusieurs fractures, et l’examen clinique, qu’elle avait perdu l’usage de la vue. Malgré tout, le médecin urgentiste constata que le choc n’avait provoqué aucune lésion oculaire. Il en conclut que Jacinthe était aveugle avant l’accident. Cinq heures après le drame, la petite fille était toujours dans le coma, personne n’avait cherché à la retrouver, et son identité était inconnue.

Octobre  La renaissanc­e

Quelques semaines après son accident, la petite Jacinthe s’était remise de ses blessures et une opportunit­é permit aux médecins d’envisager une greffe de cornée. Ce jour-là, ils étaient deux chirurgien­s à l’opérer, deux anesthésis­tes à prendre soin de son sommeil, et une dizaine d’infirmière­s à l’entourer de bienveilla­nce. Si l’opération était un succès, la petite fille retrouvera­it l’usage de la vue. Personne n’avait recherché Jacinthe. Aux gendarmes, elle avait déclaré qu’elle s’appelait « Jacinthe », qu’elle n’avait pas de nom, pas de parents, qu’elle avait sept ans, et beaucoup d’amis. Elle avait cité Marine, Cooper, quelques autres prénoms de son entourage habituel, mais avait été incapable d’en dire beaucoup plus. Sinon qu’elle avait vécu dans la montagne, dans une jolie maison en bois à en croire la descriptio­n que Marine lui avait faite.

« Je ne connais que la lumière noire »

D’après les conclusion­s de l’ophtalmolo­giste, Jacinthe n’était pas née aveugle. Sa cécité était la conséquenc­e d’un traumatism­e bien plus ancien, dû à une violente commotion. Malgré tout, la petite fille ne se souvenait pas avoir déjà vu la lumière du jour : « Je ne connais que la lumière noire », avait-elle déclaré. Ému, le chirurgien avait tout mis en oeuvre pour l’inscrire en urgence sur la liste des demandeurs de greffe. Ces sept premières années de sa vie, elle ne les avait pas vues s’écouler, elle les avait senties, humées, et touchées. Autant d’indices qu’elle pourrait fournir aux gendarmes afin de leur permettre de retrouver la trace de ceux qui avaient traversé ces quelques années avec elle. Quand le jour fut venu de lui retirer le pansement qui bandait son premier oeil opéré, toute l’équipe médicale était présente. Le chirurgien se chargea lui-même de cette tâche. Les greffes de cornée n’étaient pas monnaie courante et l’impatience était autant partagée par le praticien que par son patient. Redonner la vue était un geste qui pouvait relever du divin. Mais nécessitai­t une grande humilité. Lorsque le bandage fut ôté, Jacinthe conserva la paupière fermée. Personne ne disait un mot. Une larme coula alors de l’oeil opéré. La petite fille pleurait. - J’ai peur, fit-elle, avec des sanglots dans la voix. Le chirurgien lui prit la main pour la réconforte­r. Elle gardait toujours l’oeil clos. - Tu n’as pas envie de savoir ce qu’est un sourire ?, lui demanda gentiment le chirurgien. - D’habitude, je le sens seulement avec mon coeur.

Elle marqua un temps, serra la main du médecin, et entrouvrit l’oeil. Et là, elle découvrit la vie. Elle sourit. Et ne cessa plus de sourire. À tous les soignants qui étaient présents et qui lui rendaient son sourire. Ils ne purent s’empêcher de l’applaudir tout en versant chacun une petite larme tant ils étaient émus. Alors, elle regarda ses mains, ses bras. - Je suis pas comme vous, fit-elle, en s’adressant au médecin. Elle balaya l’assistance du regard, cherchant quelqu’un qui pouvait lui ressembler, mais ils étaient tous blancs. - Tu es comme nous, Jacinthe. Nous sommes comme toi. - Pourquoi j’ai la peau noire ? - Tu vois, moi, je me suis toujours demandé pourquoi j’avais la peau blanche !, lui rétorqua le chirurgien. Jacinthe éclata de rire, et serra le médecin dans ses petits bras. - Merci !, fit-elle. Merci ! - Dans quelques mois, nous opérerons ton deuxième oeil. - Mais pourquoi on ne m’a jamais dit qui j’étais ?

Désolé, le chirurgien fut incapable de lui répondre.

À suivre...

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