Nice-Matin (Nice Littoral et Vallées)
Pâle emploi
Demain, sous son masque, mon dentiste me servira du jambon à la coupe. Je ne verrai pas sa tête, mais j’imagine qu’elle sera celle d’une victime collatérale du Covid-. Il aura choisi la charcuterie. Peut-être pour rester dans les métiers de bouche. C’est fou le nombre de professions que le port du masque va mettre en danger. Les dentistes n’auront pas le temps de descendre dans la rue. Du jour au lendemain, les gens cesseront de s’occuper de leurs ratiches. Ils se moqueront d’avoir les dents jaunes, abîmées, déchaussées ou en quinconce : plus personne ne les verra. Les orthodontistes et les orthophonistes se bousculeront à Pôle Emploi. Les uns feront le deuil des gouttières et des ados boutonneux, les autres n’auront plus le droit à la parole. Fin , les échanges se limiteront à des signes. On ne se parlera plus. On ne s’entendra plus. On se regardera peu. D’où le désarroi des chirurgiens esthétiques menacés par les rides. Les malheureux ne toucheront plus une bouche, même décorée d’une cicatrice ou d’un bec-de-lièvre, ils ne retoucheront plus un nez, même gros ou en trompette. Ils passeront leur temps à refaire des seins. Ce qui est lassant. Ils opéreront sur ce qui s’expose. Le reste sera définitivement caché. Du coup, les barbiers, passés de mode, seront mis en joue par la crise. Une crise qui n’épargnera pas les acteurs devenus interchangeables et les chanteurs inaudibles. Les orchestres licencieront les instrumentistes à vent. Étouffés par les mots, les profs jetteront l’éponge, les avocats abandonneront la robe. A l’église, mon Père deviendra masseur. Il ne soulagera plus les âmes mais les corps secoués par l’époque. Un bel exemple de reconversion. Personne ne reconnaîtra plus personne. Même à Saint-Tropez. Résultat, les paparazzis n’auront plus de cible, les magazines people plus de lecteurs. Le taux de suicide grimpera en flèche chez les vedettes de la téléréalité. Un carnage. Les boîtes videront les videurs et mettront les physionomistes à la porte. Incapables de démasquer les maris volages et les femmes infidèles, les détectives privés tenteront le service public. Les chiffres du chômage exploseront comme du pop-corn. Il y aura des manifs, peut-être même des émeutes. Mon dentiste balancera des plombages sur les CRS. Désemparé, le gouvernement fera des chèques et des burn-out à répétition. Dans ce marasme total, seuls les psys et les malfrats se frotteront les mains. Les premiers verront leur salle d’attente remplie de dépressifs, les seconds entreront masqués dans les banques comme dans des moulins. Lassés de confondre les criminels avec les bons pères de famille, les policiers déposeront leur arme, leur carte et postuleront chez le charcutier du coin, le seul à ne pas rendre son tablier.
« Le gouvernement fera des chèques et des burn-out à répétition »