Nice-Matin (Nice Littoral et Vallées)

« On pense avoir protégé mais on a nui à beaucoup de gens »

Dans L’adieu interdit, la psychologu­e Marie de Hennezel livre son ressenti sur la gestion de la crise de la Covid-19, et le manque d’accompagne­ment des personnes âgées et de leurs familles

- PROPOS RECUEILLIS PAR MATHILDE TRANOY

Dans son dernier essai intitulé L’adieu interdit, à paraître demain(1), la psychologu­e Marie de Hennezel, connue pour son engagement portant sur l’améliorati­on des conditions de la fin de vie, partage ses pensées et émotions ressenties pendant ces longs mois de confinemen­t. Au fil des pages, étayées de témoignage­s poignants et réflexions personnell­es, elle décrit les ravages du confinemen­t et de l’interdicti­on des visites sur les personnes âgées et leurs familles, tout en espérant contribuer « à ce que ce genre de situation, si peu éthique, si grave pour notre humanité, ne se reproduise plus jamais ».

Vous avez des mots très durs pour qualifier la décision des autorités d’interdire les visites dans les Ehpad. Que fallait-il faire pour protéger les plus fragiles ?

C’est évidemment compliqué parce qu’il y a un équilibre fragile à trouver entre la nécessité de protéger et celle de respecter la liberté des personnes âgées, qui, à l’Ehpad, sont chez elles et qui, pour la plupart, sont capables de décider de ce qui est bon pour elles ou pas. Comme je l’ai expliqué dans le livre il y a eu des effets délétères, catastroph­iques, sur les personnes âgées qui se sont retrouvées brutalemen­t confinées, sur les familles et sur les soignants obligés d’appliquer des consignes à l’opposé de leurs valeurs. Ce que j’ai observé, c’est qu’il y a des Ehpad dans lesquels on a trouvé des solutions humaines, qui se sont adaptées, ont essayé de faire au mieux en se laissant guider par leur humanité, et d’autres dans lesquels on a appliqué les mesures sans réfléchir, sans éthique. Il faut absolument qu’il y ait une réflexion éthique à l’intérieur des Ehpad et que les résidents soient associés aux décisions.

S’ils décident de prendre le risque de voir leur famille et donc d’être contaminés, c’est de leur peur que les personnes se suicident. C’est une atteinte à la liberté qui n’est pas acceptable. On ne peut pas protéger les gens contre eux-mêmes. Il y a des unités protégées dans les Ehpad pour cela et il y a des gens qui ont toute leur tête. Je pense que la réflexion éthique a manqué. Ça ne doit plus se reproduire. Par ailleurs, j’ai découvert qu’interdire complèteme­nt les visites aux familles n’a aucun fondement juridique. C’est une dispositio­n de l’ARS mais il n’y a rien dans la loi qui peut interdire à quelqu’un de ne pas dire au revoir à un proche qui va mourir. (DR)

Vous écrivez « l’isolement tue ». Dans certaines structures on a essayé de garder le lien avec les proches via des outils numériques par exemple.

Oui, dans certains Ehpad on a été très créatif. Mais il y en a dans lesquels cela n’a pas été possible, faute de personnels. Certains soignants étaient atteints, les équipes étaient réduites, ils n’avaient pas de masque. C’est aussi à leur décharge. Il y a eu vraiment une situation qu’on peut qualifier d’inhumaine. Je n’accuse pas. Je ne suis pas dans cette démarchelà. Je montre les souffrance­s pour que ça ne se reproduise pas.

Vous avez été choquée du « tri » des malades pour des places en réanimatio­n.

Au début, je trouvais ça barbare puis j’ai compris qu’un patient était envoyé en réanimatio­n s’il avait des chances de s’en sortir. Certaines personnes âgées ont des comorbidit­és. Il vaut mieux les accompagne­r et qu’elles s’éteignent doucement dans leur lit, car, de toute façon, elles ne sortiront pas de réanimatio­n. C’est très violent la réanimatio­n. Il y a des personnes âgées pour lesquelles le médecin peut estimer qu’elles ont des chances de s’en sortir et d’autres pas. Là, j’ai mieux compris la question du tri. Ce que je regrette, c’est que certaines d’entre elles sont parties sans un au revoir.

Les familles ont-elles été trop dociles ?

Elles ont été paralysées, se sont beaucoup culpabilis­ées. D’autres ont eu le culot de frapper aux portes des Ehpad et de dire : «Je veux rentrer, ma mère/mon père est en train de mourir. » Onlesa équipées et on les a fait entrer. Je constate simplement que, dans l’après-coup, ce sont des personnes qui s’en veulent, se culpabilis­ent et qui vont mal. Il y a eu des souffrance­s très graves, des deuils compliqués pour des personnes qui n’ont pas pu dire au revoir à un proche. On pense avoir protégé mais on a nui à beaucoup de gens. C’est la complexité de cette situation que je montre dans le livre. On n’a pas réfléchi en amont aux conséquenc­es. La vie n’est pas que biologique. Il y a aussi la vie affective, sociale, démocratiq­ue.

Quelles conséquenc­es avez-vous constatées chez les familles qui n’ont pas pu faire leur deuil ? Ce sont des personnes qui sont en dépression, burn-out, dans une grande culpabilit­é. Elles vont mal. Pour se punir, certains, inconsciem­ment, se mettent en situation d’échecs à répétition. Dans le livre j’essaie de les aider en leur suggérant de faire, au moment de la Toussaint on en approche - des rituels familiaux, des funéraille­s symbolique­s, avec une photo, des bougies, et de dire ce qu’on aurait dit aux obsèques. Organiser un rituel symbolique, différé, ça aide à faire son deuil. Ce n’est pas la même chose bien sûr mais ça peut aider à aller mieux.

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