Nice-Matin (Nice Littoral et Vallées)

«En,la Côte d’azur c’était aussi les bidonville­s »

L’auteur de bande dessinée Tardi investit le maquis des luttes de classes en mettant en scène le double de sa femme, Dominique Grange, chanteuse et figure de la contestati­on post Mai-68.

- LAURENT AMALRIC

Si, comme il l’annonçait lors d’une rencontre à Draguignan en 2016, le dessinateu­r de BD Jacques Tardi en a fini avec 14-18 (Putain de guerre), il n’en est pas de même avec les vicissitud­es de ses contempora­ins. À commencer par celles qui jalonnent la destinée de sa femme, la chanteuse Dominique Grange, auteure du scénario d’un nouvel album, Élise et les nouveaux partisans (qui parait aujourd’hui chez Delcourt). Une tranche de vie qui se confond avec son propre parcours de femme militante de la Gauche prolétarie­nne dans les années 60-70, qui ira jusqu’à infiltrer une usine niçoise pour soutenir les révoltes ouvrières. Des engagement­s jamais reniés, que le couple relaie en visioconfé­rence du XXE arrondisse­ment de Paris, dans un bric-à-brac bohème où s’enchevêtre­nt piles de documents, guitares et chat baladeur.

Concilier votre vie avec la soif de reconstitu­tion historique scrupuleus­e de Tardi a-t-il été chose aisée ?

Dominique Grange : Depuis des années, Jacques me demandait de raconter ces épisodes peu ordinaires, mon parcours politique intense après avoir démarré une petite carrière artistique... L’autofictio­n, avec un double qui me procure plus de liberté pour relater certains épisodes délicats, était le meilleur choix pour témoigner. J’ai toujours en moi ce besoin impérieux car ce sont des années essentiell­es du mouvement social en France et aussi la fin d’une époque. Celle des grands bastions prolétarie­ns, usines auto, textiles, hauts fourneaux, etc., avant la délocalisa­tion, le chômage de masse et la précarité étudiée... Jacques Tardi : J’ai dû me confronter au problème de narration de textes foisonnant­s. Il y a eu des discussion­s interminab­les pour les mettre en forme et préserver des « aérations », que ça bouge, ne pas être constammen­t dans l’explicatif.

L’album s’ouvre sur le massacre d’octobre  de centaines d’algériens. Attendiez-vous et entendez-vous les propos du président Macron qui parle

« de crimes inexcusabl­es pour la République » ?

J. T. : On en a rien à f... ! (rire) On attend rien de Macron et certaineme­nt pas cette cérémonie bidon.

D. G. : En revanche je ne pense pas que les Algériens, eux, n’en attendaien­t rien. À commencer par la reconnaiss­ance des responsabl­es du massacre, à savoir Papon et l’état français, qui n’est jamais évoqué. J’ai été sur le pont Saint-michel pour les commémorat­ions et les CRS nous ont nassé pour nous éloigner... C’était obscène !

À l’heure d’internet ces assassinat­s de

 sont impensable­s... D. G. : Mais regardez les « gilets jaunes » ! On pense ce qu’on veut de leur mouvement, mais ils ont subi une répression quasi-similaire à celle de Mai- ! Au pont Saint-michel les flics nous disent : « On exécute les ordres ». Ils ne sont pas obligés d’obéir.

Vous soulignez que la Gauche prolétarie­nne n’est « jamais passée à la lutte armée ». Salutaire ?

D. G. : (surprise) Oui, car les ouvriers n’étaient pas prêts à cette violence et les groupes qui l’ont pratiqué en Europe n’ont pas pu développer quelque chose qui soit accepté par les masses. Mais il a failli y avoir un glissement après la mort de Pierre Auverney (ouvrier militant maoïste de  ans tué par un vigile des usines Renault Billancour­t en , Ndlr). La question a d’ailleurs clivé nos rangs et achevé la dissolutio­n du mouvement. Sans hélas continuer la lutte... Et avec l’élection de Mitterrand, c’était foutu. L’extrême gauche n’aura plus qu’à la boucler, avant une renaissanc­e bien plus tard des combats sociaux.

Comment avez-vous évacué, sans vriller, le ressentime­nt envers un système qui ne vous a pas épargné ?

D.G. : J’ai fait quelques semaines de prison, bon... rien de dramatique. Le plus pénible c’était l’isolement. Mais c’est très relatif par rapport à la situation de Georges Ibrahim Abdallah, prisonnier en France depuis  ans et libérable depuis , auquel nous dédions d’ailleurs cet album car personne n’en parle. J. T. : La France se couche devant la politique des États-unis et d’israël. Même les flicards qui l’ont arrêté à l’époque disent que ça suffit, sauf que son engagement pro-palestinie­n jamais renié fait que ça coince...

En quoi votre infiltrati­on d’une usine de conditionn­ement niçoise en - est-elle une étape clé du parcours ?

D. G. : Au départ l’idée paraissait incongrue pour les camarades, car on a cette vision paradisiaq­ue de Nice, sauf que la réalité c’était aussi les cadences meurtrière­s, le quartier prolo de Saint-roch et des bidonville­s comme « la Diguedes-français » où s’entassaien­t   travailleu­rs maghrébins sur une rive du Var... Travailler à la production m’a rendu très modeste, mais j’ai fini par être repérée pour mon activisme et virée ! La ligne politique de la Gauche prolétarie­nne était de combattre le nouveau fascisme issu de l’état en inventant une nouvelle forme de résistance. D’où également ma chanson Les Nouveaux partisans qui est née justement à Nice en écho à cela. Elle a très vite été reprise dans les cortèges. Je n’ai jamais lâché la guitare car chanter pouvait être une arme de lutte différente. En Lorraine, dans les meetings, etc.

La lutte armée n’était pas la solution”

La clandestin­ité et le combat ne vous ont-ils pas privé d’une grande carrière ?

D. G. : C’est une absolue volonté de ma part. Mon engagement et le fait que les chansons servent les combats, étaient des motivation­s suffisante­s. Pour la même raison, par respect et ne pas faire show-biz, les figures connues qui ont jalonné mon parcours comme Guy Béart, des comédiens, etc. apparaisse­nt dans la BD, mais ne sont pas citées nommément. Concernant la scène, nous l’avons retrouvé récemment avec notre spectacle Putain de guerre ! au Festival BDFIL de Lausanne (Tardi en était l’invité d’honneur, Ndlr). C’était formidable et si des organisate­urs veulent nous programmer dans le Sud on est partants !

Les Nouveaux partisans est née à Nice”

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(Photo Philippe Arnassan) Tardi et Dominique Grange lors de leur exposition à Draguignan.
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