Nous Deux

Révélation­s

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Aujourd’hui, Angèle s’est engagée à conduire Andrée Maceron au centre médical. L’occasion sans doute de lui révéler ce qu’elle a découvert… Mais c’est peut-être elle qui va découvrir quelque chose sur Andrée.

Pour tout dire, Angèle n’a pas retenu grand-chose du film projeté en avant-première samedi dernier à Vannes. Sans doute était-ce une histoire d’amour, à la fois belle et tragique, une histoire entre un homme et une femme. Tout ce qu’il y a de plus classique, en somme.

Mais Angèle ne cesse de penser à ce qu’elle a vu ce soir-là. Pas sur l’écran, mais au premier rang de la salle comble : Pierre Maceron, le coproducte­ur de Nuit sans lune, et son voisin. Un jeune homme du même âge que lui. Elle retient leurs rires complices, leur proximité évidente. La relation que peut entretenir Pierre avec ce garçon est claire, comme une nuit de pleine lune. Un beau couple, songe Angèle. – Non, ce n’est pas du tout ce que tu crois, le chat, lâche-t-elle à Misty en retirant sa veste. Je ne suis pas jalouse, ajoute-t-elle en passant à la salle de bains.

Face au miroir, elle s’engage dans un dialogue fictif, imaginant comment elle pourrait annoncer sa découverte à Andrée, la mère de Pierre. Demain, elle lui a promis de l’accompagne­r au centre médical. Elle pourrait en profiter pour lui parler. Mais si Pierre ne l’a jamais fait, trouvera-t-elle les mots ?

Andrée serait-elle si ringarde, voire rétrograde, pour ne pas accepter la sexualité de son propre fils, son fils unique ? Angèle peine à y croire. – Dans quoi me suis-je fourrée ? demande-t-elle au chat alors que son téléphone émet un bip.

Elle attrape l’appareil : de la pub. Mais sur l’icône des messages, une notificati­on lui rappelle qu’elle a reçu un texto durant la séance samedi soir. Son téléphone avait vibré dans sa poche, mais elle avait complèteme­nt oublié de le consulter, absorbée par la révélation. D’une pression du doigt, elle ouvre l’applicatio­n : Désolé de vous avoir fait faux bond l’autre fois. Je n’étais pas chez moi et j’ai complèteme­nt oublié notre rendez-vous. Faites-moi part de vos disponibil­ités, afin que nous convenions d’une prochaine date. Bien à vous. Karim S.

– Ah, un revenant ! Il ne manque pas de toupet, celui-là. Il en aura mis du temps à me répondre ! marmonne Angèle, tandis que Misty tente de s’aménager une place auprès d’elle sur le canapé. Oui, je suis vexée, tu as tout compris cette fois, Misty. Et dire que je me suis inquiétée pour lui, quelle imbécile !

Angèle repousse son téléphone loin d’elle, agacée par cette réponse tardive de Karim. Agacée ou troublée ? Ou troublée d’être agacée ? Ou troublée d’être aussi… troublée.

Un patient qui oublie un rendez-vous, ça arrive tout le temps, non ? semble lui demander son chat, en ronronnant.

– Oui ! Tu as raison, pourquoi en ferais-je tout un plat ?

Le lendemain matin, devant son agenda, elle avale son café et organise ses visites à domicile. La difficulté du jour : terminer suffisamme­nt tôt cet après-midi pour avoir le temps

d’accompagne­r Andrée comme elle le lui a promis au centre médical de Beaulieu.

Angèle enchaîne avec le sourire les patients, les appartemen­ts, les escaliers, les cafés, les thés, les bonjours, les « comment allez-vous », les « merci à demain », les « il faut bien prendre votre traitement », les pommades, les « il fait beau aujourd’hui », et, en fin d’après-midi, sa petite citadine couleur cerise s’engage dans la rue Michelet.

Devant le numéro 14 où réside Andrée, Angèleg serre le frein à main avec une certaine appréhensi­on. Elle reste figée sur son siège quelques instants. Quelque chose la retient. Elle n’a toujours pas trouvé la façon d’annoncer à Andrée ce qu’elle a découvert. Elle est tiraillée entre le respect de l’intimité de Pierre et la souffrance d’une mère sans nouvelles de son fils. Redoute-t-elle la réaction d’Andrée ? Possible... Elle pourrait tout aussi bien ne pas s’en préoccuper, se contenter de passer le message, voire de ne rien dire du tout, après tout, cela ne la regarde pas.

La porte du pavillon s’ouvre et Andrée Maceron lui fait signe. Impossible de faire marche arrière. Elle prend sa respiratio­n et sort de sa voiture.

– Bonjour !

– Mademoisel­le Angèle ! Toujours à l’heure, n’est-ce pas ? sourit Andrée.

– Vous avez l’air en forme aujourd’hui, je m’en réjouis, dit Angèle en passant le seuil de la porte. – Eh bien, je me dis que si la radio de tout à l’heure est bonne, j’en aurai fini de cette satanée chute et je ne m’inquiétera­i plus pour ma jambe. – Ne craignez rien, je suis sûr que la radio sera impeccable. – On a le temps pour un café, je vous en sers un ? Il est déjà fait. – Ce n’est pas de refus, Andrée, je vous remercie. Angèle s’installe au salon. Il sera peut-être plus facile de lui annoncer ici ce qu’elle a découvert à Vannes plutôt que dans la salle d’attente du radiologue. Elle jette un oeil aux photos de Pierre encadrées un peu partout dans la pièce. Elle tente cependant de ne pas trop s’attarder sur ce visage juvénile. Pierre est entre-temps devenu un homme, et un homme au centre de ses préoccupat­ions depuis qu’elle a rencontré Andrée.

– Vous avez passé un bon week-end, Angèle ? demande Andrée en arrivant avec les tasses fumantes. – Euh… Oui… En fait, je suis allée à… – A ? demande Andrée intriguée. – Eh bien, je suis allée à Vannes. – Ah tiens, Vannes. J’ai une ancienne collègue du lycée où j’ai enseigné qui s’y est installée à la retraite avec son mari.

– Comment s’appelle-t-elle ? demande Angèle, qui tente de détourner la conversati­on.

– Christiane. Mais pourquoi me demandez-vous ça ? dit Andrée en riant. Qu’êtes-vous allée faire à Vannes ? Du tourisme ? A moins qu’un petit ami ne…

– Non, ce n’est pas ça, pas de petit ami, coupe Angèle brusquemen­t. – Oh, pardon, je suis désolée, je ne voulais pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, s’excuse Andrée en avalant une gorgée de café. – Justement.

– Justement quoi ? l’interroge Andrée de plus en plus interloqué­e. – Eh bien, justement, je suis allée à Vannes pour me mêler de quelque chose qui ne me regarde pas.

En prononçant ces mots d’un ton grave, Angèle se met à trembler. Tout à coup, l’infirmière si attentive à ses patients, aux petits soins pour eux, toujours prête à leur rendre service, se montre fragile. Andrée comprend tout de suite que les rôles s’inversent : c’est à elle d’être à l’écoute de la jeune femme.

– Racontez-moi, Angèle, vous pouvez tout me dire, vous savez. Je me suis bien confiée à propos de mon fils, vous pouvez en faire autant. – C’est à propos de lui que je suis allée à Vannes justement.

– Pierre ? A Vannes ? Mais il vit à Paris. Et je ne sais même pas où ! Comment vous…

– Le film dont je vous ai parlé. Nuit sans lune.

– Oui, je me souviens bien.

– Il y avait une avant-première à Vannes. En présence de l’équipe. Je n’ai pas pu m’empêcher d’y aller. Je suis désolée.

– Mais pourquoi êtes-vous désolée, Angèle ?

– C’est que…

– Vous avez vu Pierre, c’est ça ?

– C’est ça.

– Vous lui avez parlé ?

– Non, je n’ai pas osé. Et puis je n’aurais pas pu.

– Mais pourquoi ? Vous me cachez quelque chose, Angèle ! Je le vois ! J’ai été enseignant­e, je vous le rappelle !

Les deux femmes échangent un rire complice. Angèle regarde l’heure sur son téléphone.

– Mais nous allons être en retard.

– Vous n’allez pas m’échapper, mademoisel­le Angèle ! crie Andrée comme si elle grondait une enfant dans la cour de récréation.

– Je vous raconterai ça en route. Mais je crois avoir compris pourquoi il est silencieux depuis toutes ces années…

Alors que la voiture file vers le centre de radiologie de Beaulieu, Angèle explique à Andrée comment, sur un coup de tête, elle a pris la décision de se rendre à Vannes à l’avant-première du film qu’a coproduit son fils. Cette audace surprend Andrée qui trépigne sur le fauteuil passager. Angèle prend mille précaution­s pour dire comment elle l’a immédiatem­ent identifié au premier rang, assis à côté d’un jeune homme dont il semblait être proche, très proche.

– Très, très proche, insiste-t-elle en louchant vers Andrée.

Andrée garde les yeux rivés sur la route.

– Je vois, dit-elle du bout des lèvres.

Angèle n’ose rien ajouter, elle désire arriver au plus vite, heureuseme­nt, le parking du centre médical se profile au bout de la route.

« Eh bien, justement, je suis allée à Vannes pour me mêler de quelque chose qui ne me regarde pas. »

Sur le parking, elles restent silencieus­es. Soudain Andrée pose sa main sur celle d’Angèle qui tient encore le levier de vitesse. Et sans la regarder, elle lui dit :

– Merci Angèle. Je commence à comprendre maintenant. C’est horrible. Toutes ces années perdues à cause d’un malentendu. Tout ça à cause de son père…

– A cause de son père ? Votre mari ?

– Oui.

– Comment ça ?

– Ce serait trop long à vous expliquer.

– Mais…

– Et nous allons vraiment être en retard cette fois ! lance Andrée en se tournant vers Angèle et en lui adressant un sourire.

Ce petit sourire, timide, suffit à réconforte­r Angèle qui craignait d’avoir enfreint la loi sacrée des histoires familiales qui ne doivent pas sortir de la famille.

Dans la salle d’attente, après s’être annoncées à l’accueil, elles se placent de nouveau côte à côte, comme dans la voiture. Cette fois, Andrée est à gauche. Elles n’échangent pas un mot. Andrée semble plongée dans ses pensées, comme si elle revivait les années d’éloignemen­t à la lumière de la révélation que vient de lui faire l’infirmière. Angèle, elle, voudrait ne plus penser…

Sur la table basse, quelques magazines périmés aux couverture­s froissées s’entassent pêle-mêle. Pour se donner un peu de contenance, Angèle aimerait avoir quelque chose à lire, mais ces vieux journaux ne l’attirent vraiment pas.

Sur une petite étagère, entre un pot de fleurs artificiel­les et une horloge définitive­ment arrêtée sur midi pile depuis des lustres, elle avise une rangée de livres. Elle en prélève un au hasard. La couverture lui dit quelque chose, mais quoi ?

Bon sang ! C’est le même livre que celui que lui a prêté Karim ! Elle feuillette alors les Poèmes bleus de Georges Perros à toute allure. Certains poèmes font plusieurs pages. Trop perturbée pour se lancer dans la lecture d’un long poème, elle en cherche un bref, quelques strophes tout au plus. Elle s’arrête sur la page 93. D’un geste rapide, elle sort son téléphone de sa poche et photograph­ie les premiers vers : « Rivière d’un amour que j’eus Vous possédez toute innocence Volupté fraîcheur innocence Votre malice ». Andrée surprend son geste. – Vous aimez la poésie ? Ça fait plaisir à une vieille prof de lettres à la retraite comme moi vous savez ! – Ah... Oh… Non… Si, en fait, ce n’est pas pour moi, c’est… – Je vois, je vois. Moi aussi j’envoyais des poèmes à mon mari avant de l’épouser. – Mais ce n’est pas ça du tout, se défend Angèle un peu trop rapidement, ça n’a rien à voir ! C’est juste que… – Mme Maceron ? demande un jeune homme en arrivant dans la salle. – Oui, elle est ici, dit Angèle. Le jeune homme porte une boucle d’oreille et une coiffure semblable à celle du voisin de Pierre au cinéma. Angèle est troublée, mais ce ne peut être qu’une coïncidenc­e… Elle aide Andrée à se lever et l’accompagne. – Laissez, je m’en occupe, dit le jeune homme. Prenez mon bras, ajoute-t-il à l’attention d’Andrée. – Oh, un jeune homme pour moi ! s’amuse Andrée. – N’en profitez pas ! la prévient Angèle en reprenant son téléphone et le poème énigmatiqu­e de Georges Perros.

Andrée aurait-elle décelé quelque chose qui lui échappait ? Elle cherche dans ses contacts… Karim Sarkis. Sans réfléchir davantage, elle lui envoie la photo de l’extrait. Elle se laisse prendre par la lecture des poèmes, son esprit divague.

Quand Andrée sort du local de l’imagerie, elle tient à la main le rapport du radiologue et arbore un large sourire.

– Tout est en ordre ! Une jambe de jeune fille, m’a dit le médecin. Allons-y, je ne veux pas vous retenir davantage, chère Angèle. Vous avez sans doute beaucoup mieux à faire, pour une fois, profitez de votre fin d’après-midi !

– Ne vous inquiétez pas. Je n’avais rien d’autre à faire. Et je peux bien m’occuper de vous !

– Oui, mais il n’y a pas que les patients dans la vie. Il y a aussi les amateurs de poésie, par exemple…

– Oh vous, alors ! s’exclame Angèle dans un éclat de rire. Mais vous n’êtes pas une patiente comme les autres !

– Ah ça ! Je suis une impatiente ! dit Andrée avec malice. On y va ?

Sur le chemin de retour, la conversati­on reprend, légère. Puis soudain, Andrée évoque le jeune manipulate­ur radio.

– Un charmant garçon vous savez, explique-t-elle.

– Mais je n’en doute pas, dit Angèle sans savoir où veut en venir Andrée.

– Angèle… Vous savez, mon mari était très rigide… il était peu ouvert… il avait peur de ce qu’il ne connaissai­t pas… Il était un peu réac, quoi… vous voyez, explique-t-elle. Mais c’était un type bien, droit… Mais il y avait des choses sur lesquelles il était incapable de transiger, comme accepter que son fils puisse aimer un garçon…

– Et vous, Andrée ? Il n’est plus là.

– Moi ? Mais à l’époque, je ne me serais pas opposé à mon mari…

– Et pourtant on trouve Simone de Beauvoir dans votre bibliothèq­ue !

– Ah, je vois que vous n’aimez pas que la poésie ! Elles rient ouvertemen­t.

– Et vous, Andrée, qu’en pensez-vous ? reprend Angèle.

– Je ne comprends pas pourquoi Pierre ne m’a pas parlé… Mais voilà, il est difficile de revenir en arrière, dit-elle dans un soupir.

– Mais non, pourquoi dites-vous ça ? Vous avez encore de longues années à vivre et Pierre a tout juste 30 ans. Il est encore temps de vous réconcilie­r et de vous revoir.

– Vous croyez ?

– C’est certain !

Andrée se tourne vers Angèle.

– Je vais vous faire une confidence... moi aussi j’ai aimé quelqu’un qui me ressemblai­t...

Angèle manque de faire un écart.

Elle dévisage Andrée, mais elle a déjà tourné la tête, comme si elle n’avait rien dit. Angèle se répète la dernière phrase, comme si elle devait la traduire pour elle-même.

La voiture arrive devant la maison.

– Tiens, s’étonne Andrée en fixant la façade, j’ai laissé une lumière allumée ?

– Ah, ça arrive.

– Etrange, je suis persuadée d’avoir tout éteint en partant.

– Ah oui, et regardez ! La porte est ouverte… Vous attendiez de la visite ? – Mais pas du tout ! Et personne n’a les clés de chez moi ! – Attendez là, je vais voir…, dit Angèle en sortant de la voiture et en prenant soin de ne pas claquer la porte.

Elle prélève un livre au hasard. La couverture lui dit quelque chose, mais quoi ?

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