Nous Deux

Dramatique Au fil de tes mots

- CHRISTINE DELFOSSE christine_delfosse@outlook.fr

Alors qu’elle est hospitalis­ée, on offre à Anaïs un roman. Après l’avoir lu, elle n’a plus qu’une envie, découvrir qui est l’autrice… peut-être pas si inconnue.

La larme à l’oeil, Anaïs referme le livre, lu en quelques heures, comme d’habitude. L’autrice s’appelle Ludivine Monceau – ça sonne bien à l’oreille. Et ce n’est même pas un pseudonyme : la romancière vit en Ardèche. C’est une solitaire – tout comme Anaïs.

Tout comme Anaïs, Ludivine Monceau porte libres ses très longs cheveux roux. C’est une belle femme de 35 ans, trop jeune veuve d’un reporter de guerre. La fiche Wikipédia ne dit pas grand-chose de plus.

C’est la première fois qu’Anaïs apprécie un auteur, au point d’avoir envie de le rencontrer. Elle ne saurait dire ce qui la séduit précisémen­t. Les mots, bien entendu, si bien choisis, l’écriture, si fluide et les descriptio­ns juste bien dosées.

Les mots chantent une sorte de mélodie et Ludivine, qui les manipule, a certaineme­nt une âme magnifique, claire et limpide.

Anaïs est fascinée. C’est à l’hôpital qu’elle a lu Ludivine Monceau pour la première fois. Peut-être qu’elle n’aurait pas choisi ce livre. Elle aurait plutôt acheté un Martin Dole dont les thrillers lui donnent la chair de poule.

Ludivine Monceau n’écrit pas que des thrillers, mais passe d’un genre à l’autre avec aisance, ce qui fait qu’Anaïs l’aime dans tous les registres. C’est le pouvoir de Ludivine Monceau et ce n’est pas le seul, Anaïs se sent tellement proche d’elle que, souvent, ça la laisse perplexe. C’est tellement bizarre.

Quand elle a découvert cette fabuleuse autrice, elle était clouée dans son lit d’hôpital après un terrible accident de moto dans lequel elle avait bien failli se tuer, deux mois auparavant. Elle avait perdu le contrôle de son bolide dans un virage, à plus de deux cents kilomètres/ heure, sur une départemen­tale normande, autour de trois heures du matin. Elle venait de rompre avec Andres et ç’avait été tellement difficile qu’elle avait eu besoin de s’étourdir, de se griser de vitesse et de vent pour tenter d’oublier qu’entre elle et lui, il y aurait toujours Karine et son fils Mathis, 5 ans. Qu’il ne quitterait jamais sa famille, que toutes ses belles promesses étaient du vent et qu’elle y avait cru pendant trop longtemps.

Ce jour-là, donc, étendue sur son lit d’hôpital, elle se disait que si elle avait survécu pour finir dans un fauteuil roulant, il aurait mieux valu qu’elle meure. Elle revoyait le virage au loin. Elle aurait pu rétrograde­r avant de l’aborder, mais elle ne l’avait pas fait. Peut-être même qu’elle avait accéléré, qu’elle avait voulu mourir. Elle avait dû y penser, mais tout était flou.

Elle suivait des yeux un petit papillon égaré qui se demandait sans doute comment il était arrivé là, dans cet espace aseptisé dont la fenêtre ne s’ouvrait pas. Elle aurait bien voulu se lever pour le délivrer, mais elle ne le pouvait pas. Elle lui ressemblai­t. Ils étaient prisonnier­s tous les deux.

Quelqu’un avait alors toqué à la porte de sa chambre et sans attendre d’y être invité était entré. C’était une femme d’une quarantain­e d’années, très élégante et souriante. Une grande femme blonde aux cheveux coupés court en un gracieux carré dégradé. Elle avait claironné un bonjour auquel Anaïs avait répondu d’une petite voix hésitante.

– Vous vous demandez qui je suis...

– Je n’ai pas l’impression de vous connaître.

– Je suis venue vous apporter un peu d’évasion. Vous aimez lire ? – J’adore lire, mais ici…

– Ici, c’est l’endroit idéal, Anaïs.

– Vous connaissez mon prénom ?

La visiteuse avait ri et ses yeux clairs avaient pétillé de malice.

– J’ai ma petite liste, on me l’a remise à l’accueil. Vous êtes Anaïs Panchou. C’est bien cela ?

Anaïs avait hoché la tête et à son tour avait souri.

La visiteuse s’était approchée et s’était assise sur le fauteuil près du lit. – Je m’appelle Louise Tardieu et à mes heures perdues, je hante les hôpitaux pour apporter du rêve à tous ceux qui ont perdu leurs illusions. Est-ce que c’est votre cas ?

– Un peu, oui, mais…

Louise Tardieu avait fouillé dans un grand sac noir en toile qu’elle portait en bandoulièr­e sur sa robe de coton rayée bleu et blanc. Elle en avait sorti un livre.

– Vous connaissez Ludivine Monceau ? Vous allez adorer, j’en suis certaine. Vous n’aurez qu’une envie après le mot « fin » : lire ses autres romans. – Je n’ai envie de rien ici, juste de m’enfuir à toutes jambes, mais… J’ai eu un grave accident de moto et je ne remarchera­i peut-être jamais. On m’a parlé d’un ou deux ans de rééducatio­n et je ne pourrai commencer que dans quelques semaines.

– Oh là là, pauvre petite chose !

Anaïs s’était renfrognée, piquée au vif.

– Vous n’avez pas le droit de me parler ainsi. Ce n’est pas vous qui risquez de vous retrouver clouée dans un fauteuil pour le reste de votre existence. Laissez-moi, s’il vous plaît, j’ai besoin d’être seule.

Louise Tardieu avait alors glissé le livre dans la main d’Anaïs.

– Vous êtes une magnifique jeune femme et vous avez toute la vie devant vous. Des choses merveilleu­ses vous attendent que vous ne soupçonnez même pas. Quand vous les vivrez, vous serez heureuse de vous être battue.

Puis elle avait consulté sa montre et s’était levée.

– Je vous laisse à la lecture de cet excellent roman de Ludivine Monceau. Moi, je l’ai dévoré.

Comme Louise se dirigeait vers la porte pour sortir, Anaïs l’avait interpellé­e.

– Je n’ai pas été très sympa avec vous, pardonnez-moi. J’ai bien compris votre message... je vais en tenir compte. Merci pour le roman et merci d’être passée... En réalité, j’avais besoin que quelqu’un d’autre que ma meilleure amie vienne me secouer.

Louise s’était contentée de hocher la tête doucement, et à nouveau son délicieux sourire avait fait pétiller ses yeux. Puis la porte s’était fermée.

Anaïs avait ouvert le livre. Elle n’avait pas pu s’arrêter de lire, même quand on lui avait apporté son plateau-repas. Il y avait quelque chose de plus que des mots qui formaient une histoire, mais elle n’aurait pas su dire quoi. Quelques heures plus tard, elle avait commandé deux autres romans de Ludivine Monceau. Ludivine Monceau…

Ce nom l’inspirait, elle aimait à le prononcer. C’était troublant.

Anaïs est rentrée chez elle depuis déjà trois semaines. Elle a commencé sa rééducatio­n. C’est douloureux, mais elle s’accroche, certaine désormais qu’elle sortira un jour de son fauteuil. Ce sera long, elle en est consciente et ce n’est pas demain la veille qu’elle remontera sur une bécane, mais elle le fait presque chaque nuit, en rêve.

Elle a toujours adoré cela, comme si elle était née sur une moto. Cet accident ne lui a pas passé le goût du frisson, de l’adrénaline, de la vitesse. La sienne a fini à la casse. C’était un gros cube, une HarleyDavi­dson. Elle avait économisé pendant trois ans pour se l’offrir et quand elle l’enfourchai­t, il se passait quelque chose d’étrange, comme une fusion.

La moto et elle ne faisaient plus qu’une. C’était peut-être à cause de cela qu’elle avait eu cet accident, elle avait fait confiance à sa machine. Ou alors, elle ne l’avait pas écoutée et elle avait foncé vers le virage. Pourquoi est-ce qu’elle ne parvient pas à se souvenir ?

C’est vrai que ce jour-là, elle avait les yeux brouillés de larmes, elle n’était pas dans son état normal. Elle se rappelle bien qu’elle a eu l’impression de flotter, de s’envoler, et cela, dès qu’elle a démarré. Ce n’était pas la première fois qu’elle avait ce genre de sensation, mais habituelle­ment, elle ne perdait pas le contrôle. Jamais.

Comme elle avait largement dépassé la vitesse autorisée, l’assurance n’a pas répondu, ce qui signifie qu’elle ne pourra pas de sitôt s’acheter une nouvelle moto. En tout cas, pas une neuve. Avec le petit héritage que lui a laissé sa chère grand-mère elle a encore de quoi tenir chichement durant quelques mois, mais après…

Son amie Babeth se veut confiante en l’avenir.

Une informatic­ienne de sa trempe ne restera pas longtemps sans emploi. Et puis rien ne l’empêche de commencer à prospecter et à travailler depuis son domicile. Mais encore faudrait-il qu’Anaïs en ait envie. Ce n’est pas le cas pour le moment. Elle préfère se concentrer sur sa rééducatio­n. C’est peut-être une excuse, mais ça lui va bien comme ça, elle qui a toujours vécu comme un oiseau sur la branche, sans véritablem­ent se préoccuper des lendemains. Sauf quand il s’agissait d’Andres où là, elle aurait aimé savoir de quoi demain serait fait. Mais Andres…

La voix de Babeth, son amie de toujours, celle sur qui elle peut compter nuit et jour, à n’importe quelle heure, lui parvient depuis la porte d’entrée ouverte sur le jardin.

– C’est moi !

En quelques secondes, Babeth est dans le salon. Elle dépose un baiser sur la joue d’Anaïs et se laisse tomber nonchalamm­ent dans un fauteuil.

– Mais qu’est-ce que tu fais à l’intérieur par ce temps magnifique, Anaïs ? – Je réfléchis… au frais. Tu sais bien que je n’aime pas quand il fait trop chaud.

– T’es blanche comme un cierge, tu devrais profiter du soleil, même juste un peu.

– Fiche-moi la paix avec ça, Babeth. C’est mon colis que tu as dans les mains ?

– Je suis tombée sur un livreur en arrivant. C’est quoi ? Ah non, ne me dis rien, laisse-moi deviner. Voyons… Ne serait-ce pas un roman de Ludivine Monceau ?

– Son dernier. Une sorte d’autobiogra­phie romancée. L’occasion d’en apprendre plus sur elle.

– Mais pourquoi ? Cette femme, c’est comme une obsession ! Qu’est-ce qu’elle a de si particulie­r ?

– Je te l’ai déjà dit, Babeth, je l’ignore. Je sens quelque chose entre elle et moi, un feeling. Je sais, ça fiche un peu la trouille, mais je ne vais pas me transforme­r en Annie Wilkes comme dans ce fameux roman de Stephen King, Misery. Rassure-toi.

– J’en suis pas si sûre, se moque Babeth en étirant ses longues jambes impeccable­ment bronzées.

Et comme elle est incapable de tenir en place plus de cinq minutes, elle se relève et se dirige vers la cuisine en annonçant qu’elle va préparer du thé glacé pour accompagne­r le sorbet au kiwi qu’elle a apporté. Anaïs l’entend prendre des assiettes dans le buffet tandis qu’elle ouvre le paquet pour en extraire le roman. Elle le respire, elle adore l’odeur des livres neufs. En quatrième de couverture, il y a une photo de Ludivine Monceau, dans un décor verdoyant, devant un calvaire, cheveux au vent. Plus elle regarde ce visage, plus Anaïs le trouve familier, tout comme le calvaire. Elle est de plus en plus troublée.

Elle ouvre le livre, il y a une dédicace : « A une personne très spéciale qui, je l’espère, se reconnaîtr­a. Il me tarde tant de la revoir. »

– Tu pourrais attendre que je sois partie pour te mettre à lire, la houspille Babeth qui revient chargée d’un plateau. C’est fou, ça. Eh, je suis là, hou hou !

Elle pose bruyamment le plateau sur la table pour attirer l’attention d’Anaïs.

– Je jetais juste un coup d’oeil.

– Ça doit bien lui arriver de dédicacer ses bouquins, on pourrait y aller ensemble si tu veux. Si c’est le seul moyen de te faire sortir de ton antre, je suis prête à me sacrifier.

Anaïs pose le livre près d’elle, sur le canapé, puis elle prend un verre plein de thé et de glaçons. Elle le fait rouler contre sa joue, songeuse. – Je n’ai pas envie de la rencontrer. Je ne veux pas être une fan parmi les autres, faire la queue pour une dédicace bateau qui ne signifiera rien pour elle. Je préfère qu’elle garde sa part de mystère.

– Elle est sûrement sur les réseaux sociaux. Tous les auteurs y sont. Tu as regardé ?

– Je me suis contentée de Wikipédia, ça me suffit.

– J’te jure, t’es bizarre ! Au début tu voulais tout savoir d’elle et maintenant… Babeth s’interrompt, elle sait que c’est inutile d’insister. Elle sait aussi que dès qu’elle s’en ira, son amie se plongera dans la lecture et c’est un peu vexant de penser qu’elle n’attend sûrement que ça. Mais d’un autre côté, pendant qu’Anaïs a l’esprit occupé, elle oublie que ses jambes ne la portent plus et que son ex-amant n’est jamais venu la voir depuis l’accident.

Bien sûr, c’est très bien ainsi, il n’aurait fait que remuer le couteau dans la plaie. Leur histoire était vouée à l’échec dès le commenceme­nt, mais tout de même…

Le lendemain de l’accident, Babeth était allée le voir à la sortie de son travail pour lui dire qu’Anaïs était à l’hôpital, dans le coma, que son pronostic vital était sérieuseme­nt engagé, et tout ce qu’il avait trouvé à répondre c’était que ça devait bien arriver un jour, qu’elle roulait toujours trop vite et qu’il espérait qu’elle se remettrait rapidement. C’était comme si Babeth lui parlait d’une étrangère, aucune expression sur son visage n’avait trahi la moindre inquiétude. Il avait adopté un air tellement

détaché qu’on aurait cru qu’il était soulagé de ne plus avoir à choisir, comme si Anaïs était morte et enterrée. Babeth avait été tellement déstabilis­ée par son attitude qu’elle n’avait même pas su quoi lui répondre, elle était partie sans se retourner. Elle s’attendait à ce qu’il file à l’hôpital dès qu’il aurait compris à quel point c’était grave. Il était peut-être sous le choc. Mais non, même pas. Il ne s’était plus jamais manifesté, il n’avait pas pris de nouvelles. Quel égoïste ! – Mange ton sorbet, il est en train de fondre. C’est le principe de la glace.

Anaïs prend l’assiette dans sa main et la pose sur ses genoux. Elle a le regard lointain. – J’y ai goûté, il est délicieux. Tu t’es souvenu que j’adore le kiwi, tu te souviens toujours de tout. Quelquefoi­s je me dis que je fais une bien piètre amie, moi qui oublie souvent ta fête ou ton anniversai­re. – Mais non, ne crois pas ça, tu es une amie formidable. Mais tu dérailles un peu ces derniers temps et je peux le comprendre. A quoi tu penses ? – A qui crois-tu que Ludivine adresse cette dédicace ? – Alors là, tu me poses une colle. Je ne la connais pas, ta Ludivine. Fouine sur Internet, tu vas trouver. Ou alors, la réponse est tout bêtement dans le livre, puisqu’il s’agit d’une autobiogra­phie romancée. – Oui, sûrement. Si elle n’a pas changé les prénoms des personnage­s. Moi, plus je le répète, plus j’ai l’impression que ce prénom m’est familier. – C’est parce que tu fais une fixation. – Tu as raison. Mais assez parlé de moi, à ton tour maintenant. Tu es allée à ce rendez-vous avec ce mystérieux inconnu ? Allez, raconte-moi tout, même et surtout les détails les plus croustilla­nts. Babeth pouffe en se jetant en arrière dans le fauteuil. – C’était cet idiot de Léo, des archives. Ça fait des mois que je le recale et il n’a toujours rien compris. Il s’est cru original en posant ce petit mot sur mon bureau. J’étais persuadée que c’était Simon alors je me suis acheté une nouvelle robe et je suis allée chez le coiffeur. Quelle déception. En tout cas, Léo a compris que c’était pas la peine d’insister, j’ai pas mâché mes mots.

– Pas de bol ! Tu ferais mieux de te lancer avec Simon, ça t’évitera ce genre de déconvenue.

– J’aurais préféré qu’il fasse le premier pas, mais tu as raison, je vais l’inviter pour mon anniversai­re et tu auras intérêt à venir aussi, ma vieille.

– Promis, je ne veux pas rater ça !

Deux heures plus tard, sur le coup de 15 heures, Babeth s’en va, promettant de repasser le lendemain.

Depuis qu’Anaïs est rentrée chez elle, elle lui rend visite tous les jours, comme elle le faisait à l’hôpital, parfois même deux fois par jour. Elle apporte toujours quelque chose à grignoter. Une vraie mère poule. C’est qu’elle a eu tellement peur de perdre son amie, elle ne l’aurait pas supporté. Quelquefoi­s, Anaïs la trouve un peu envahissan­te, mais si elle ne venait pas pendant une journée, ça lui manquerait.

Elle ouvre le livre et relie la dédicace : « A une personne très spéciale qui, je l’espère, se reconnaîtr­a. Il me tarde tant de la revoir. »

Tiens, il y a une préface.

Je te cherche encore, mon adorable petite soeur. Au matin, lorsque j’ouvre les yeux, ou les nuits d’orage quand les éclairs dessinent sur les murs de ma chambre des formes effrayante­s et fantasmago­riques, je peux sentir dans le fond de ma mémoire ton odeur de petite fille peureuse, le parfum de tes cheveux roux pareils aux miens, et ma main court sous le drap espérant trouver la tienne. Je peux te l’avouer aujourd’hui, moi aussi j’avais peur des monstres et du bruit du tonnerre. Quelqu’un t’a-t-il dit que j’existe, que c’est pour toi que j’écris toutes ces histoires dans lesquelles je sème des indices ? Elles sont comme ces bouteilles que l’on jette à la mer. A l’instant, je veux croire que mon amie Louise T. s’est montrée convaincan­te et que tu tiens ce livre entre tes mains. J’espère que lorsque tu l’auras lu, la mémoire te reviendra. Souviens-toi, petite soeur, derrière le calvaire, il y avait un chemin jonché de pierres, tu y marchais pieds nus sans faire la moindre grimace. Au bout du chemin, une maisonnett­e tremblante et toute vieillie par les ans nous attendait. C’est ici que je vis encore, c’est là que j’écris ces mots, là que je t’attends. Je t’appelais ma diablotine ou ma petite souris curieuse, te souviens-tu ? Nous dormions toujours dans le même lit, nous ne savions pas demeurer loin l’une de l’autre très longtemps… Et puis le drame est survenu et… Un jour, par hasard, Louise t’a retrouvée. Tu avais failli perdre la vie, encore une fois et je me suis dit que nous n’avions plus de temps à perdre, que l’heure était venue de nous retrouver, de nous étreindre, de nous embrasser, de retourner ensemble déposer un bouquet de fleurs sauvages sur la tombe du vieux chat noir que maman détestait parce qu’il chassait les oiseaux. Il s’appelait Gaspard, nous le laissions entrer par la fenêtre de notre chambre quand il faisait froid. Tout est là, dans ce livre, toutes nos joies, le drame aussi. Tu verras, j’ai inventé nos retrouvail­les. Tu arrives par le chemin de pierres et je t’ouvre mes bras. J’ai hâte d’avoir peur de l’orage avec toi, mon amour, ma soeur.

Le vieux Gaspard, murmure Anaïs. C’est comme dans ses rêves où un chat noir aux yeux orange vient se glisser entre ses bras. Elle a toujours pensé que c’était une sorte de flash, un souvenir de son passé. Le calvaire… Lui aussi elle le voit quelquefoi­s dans ses rêves et quelqu’un l’appelle au bout du chemin. Une voix enfantine. Est-ce que c’est possible que… ? Et ce prénom si familier : Ludivine. Et Louise T. ? Louise Tardieu, la visiteuse de l’hôpital. Celle qui lui a offert le premier livre.

Elle avait 6 ans quand elle est arrivée dans cette famille où elle a grandi. On ne lui a pas dit grand-chose sur son passé, juste que ses parents étaient morts lors d’une balade en barque. L’embarcatio­n avait chaviré. Elle était avec eux, mais elle ne se souvient de rien. C’est juste un grand trou noir. Et voilà qu’elle lit toute son histoire, tout ce qu’on ne lui a pas raconté parce qu’on voulait la protéger. Il n’y avait pas de famille pour les prendre en charge toutes les deux. Ludivine avait 8 ans, elle est partie chez un couple en mal d’enfant et elle, Anaïs, chez un autre. Des gens formidable­s. Le médecin a dit qu’elle a volontaire­ment occulté tous ses souvenirs d’avant le drame, mais qu’ils lui reviendrai­ent un jour et que ce serait peut-être violent. Au fil des pages qu’elle tourne, tout lui revient en mémoire. La voilà secouée de sanglots, répétant inlassable­ment le prénom de Ludivine. Elle n’a jamais autant pleuré, mais ce sont des larmes de joie.

Elle ne veut pas perdre une minute de plus. Elle appelle la maison d’édition et celle qui lui répond n’est autre que Louise Tardieu, l’éditrice de Ludivine.

– Appelez à ce numéro, Anaïs, elle ne vit que pour cela.

La main d’Anaïs tremble autour du téléphone.

– Ludivine, je suis...

Il y a d’abord un long silence et puis une voix vibrante d’émotion. – Anaïs, mon petit amour de soeur, ma diablotine… Ne tarde pas, il paraît qu’il va y avoir un orage...

« A une personne spéciale qui, je l’espère, se reconnaîtr­a. Il me tarde tant de la revoir. »

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