LUBAINA HIMID LA TURNER PRIZE 2017 EN FRANCE
7 SÉRIGNAN
FACE À UN ESTABLISHMENT DE L’ART MASCULIN, BLANC ET PORTANT LE COSTUME GRIS, LUBAINA HIMID DÉNOTE AVEC SES OEUVRES CHATOYANTES QUI EXPLORENT LES RÉCITS CACHÉS DE L’HISTOIRE NOIRE. GALVANISÉE PAR SON RÉCENT TURNER PRIZE, LA BRITANNIQUE S’APPRÊTE À CONQUÉRIR LA FRANCE AVEC UNE PREMIÈRE EXPOSITION MONOGRAPHIQUE.
DANS LA LUMIÈRE HIVERNALE striée de pluie de la galerie Tate St Ives ( située aux confins occidentaux de l’angleterre, à l’extrémité de son pied, à l’endroit où celui-ci s’apprête à frapper l’océan Atlantique), je contemplais, il y a peu, la toile de Lubaina Himid intitulée Between the Two My Heart Is Balanced (1991), en me disant une fois de plus que, décidément, la photographie ne rend que très imparfaitement justice à l’oeuvre de cette artiste. Dans le cas du travail d’himid, caractérisé par la netteté de sa composition et par tout un déploiement de couleurs ludiques et appuyées, les photographies écrasent en effet presque toujours les nuances et la douce humanité de ce qu’elle peint.
C’est un aspect qu’il faut garder à l’esprit devant la reproduction de ses oeuvres, parce que le procédé aura immanquablement fait disparaître cet air d’apparente facilité qui constitue une part importante de la stratégie de l’artiste. “J’essaie de travailler d’une façon qui permette de voir comment cela a été fait, explique-t-elle. Je n’ai jamais craint de peindre sur des objets (que ce soit un moule à jelly ou les pages du Guardian) en laissant voir ce qu’étaient ces objets, et comprendre qu’il s’agissait bien d’une assiette, ou d’une soupière, pour qu’ils n’en aient pas peur. Et une fois que l’on s’est habitué à l’objet, on peut se dire : qu’est-ce qui se passe d’autre, dans tout ça ?”
Peint en 1991, Between the Two My Heart Is Balanced figure en bonne place à St Ives. Sa composition s’inspire de celle d’une autre oeuvre issue de la collection de la Tate : Portsmouth Dockyard, une interprétation sentimentale fin XIXE due à James Tissot, qui revisite la figure de “l’amant négligent”. Mais là où la toile de Tissot figure deux femmes blanches richement vêtues, assises de part et d’autre d’un soldat écossais des Highlands, l’oeuvre de Lubaina Himid nous montre deux femmes africaines en boubou, un turban sur les cheveux. Posée entre elles, une haute pile de documents qu’elles déchirent en morceaux avant de les disperser dans le vide immense de l’océan. L’homme a disparu, et avec lui le conflit qu’il engendrait. À sa place, ces deux femmes réduisant en lambeaux les traces écrites d’une histoire officielle, celle de l’establishment, et voguant ensemble vers des terres inexplorées.
C’est une métaphore qui, à la réflexion, en vaut bien une autre pour aborder le travail de Lubaina Himid. Fille d’une dessinatrice de tissus du nord de l’angleterre et d’un père originaire de Zanzibar, décédé quelques semaines seulement après sa naissance, l’artiste a grandi à Londres. Inspirée par les pratiques du théâtre politique et du théâtre de rue du milieu du XXE siècle, elle a d’abord suivi une formation de décoratrice et de scénographe, avant de s’apercevoir que “le théâtre est en soi un monde assez clos, et qu’il est difficile d’y pénétrer”. Elle découvre en revanche que “le public, les spectateurs aiment ce qui est peint, et qu’ils ont envie de construire une relation à la peinture, de dialoguer avec elle, même s’ils ignorent tout des façons de la mélanger ou de l’appliquer.”
Vers la fin des années 70, Himid tourne donc le dos au théâtre pour consacrer sa créativité et son esprit critique féroce à sa propre production artistique et à l’organisation d’expositions. En tant que commissaire ou artiste, elle est à l’origine d’un certain nombre de manifestations qui ont marqué la vie culturelle londonienne, parmi lesquelles Five Black Women (1983) à l’africa Centre, Black Women Time Now au Battersea Arts Centre (1984), ou encore The Thin Black Line, à l’institute of Contemporary Arts (1985).
Sérignan THE SAVAGE COLOUR OF LUBAINA HIMID
IN THE FACE OF A WHITE, MALE, GREY-SUITED ART ESTABLISHMENT, LUBAINA HIMID STANDS OUT WITH HER VIVIDLY COLOURED WORKS THAT EXPLORE THE UNTOLD STORIES OF BLACK HISTORY. THE WINNER OF THE 2017 TURNER PRIZE IS ABOUT TO CONQUER FRANCE WITH A SOLO SHOW ON THE MEDITERRANEAN COAST.
Standing, recently, in the rain-lashed winter light of Tate St. Ives, I looked at Lubaina Himid’s painting Between the Two My Heart is Balanced and thought, not for the first time, of how poorly served this artist’s work is by photographs. For all the crisp composition of Himid’s work, and her playful and insistent colours, a photograph always flattens out nuance and human softness in her paintings. It’s important to know this, looking at a reproduction of Himid’s work, because it will have quashed the easy allure that is an important part of the artist’s strategy. “I’ve tried to make work all the time where you could see how it was done,” she says. “I was never afraid to paint on things – jelly moulds or pages of The Guardian – so you could see what it was, and understand it was a plate or soup tureen, so you were not fearful of it. And once you get into the object, then you might think, ‘What other things are happening here?’” Painted in 1991, Between the Two is well positioned in St. Ives. Its composition derives in part from another work in the Tate collection: James Tissot’s Portsmouth Dockyard, a sentimental 19th-century take on the “distracted boyfriend” trope. Where that work shows extravagantly dressed white women sitting beside an even more lavishly attired Highland soldier, Himid’s portrays two black women in African dress and headwraps, flanking a great pile of documents which they are shredding with their fingers and dispersing into the great empty ocean that surrounds them. Gone is the man, and the fight he brought with him; in his place, women ripping up the documents of establishment history and sailing off into unchartered territory.
Which is as good a metaphor as any, really, through which to view Lubaina Himid. The daughter of a textile designer from the north of England, and a Zanzibari father who died when she was only a few weeks old, Himid grew up in London. Inspired by the political and street-theatre practices of the mid century, she trained originally as a set designer but soon realized “that theatre itself is quite a closed and difficult world to penetrate.” Instead she discovered “that people, audiences, like paint, they want to have a relationship with it, they want to have a conversation with it, even if they don’t understand how to mix it and put it on.” By the end of the 1970s, Himid had turned away from theatre and begun focusing her creative skills and fierce critical wit on making
À cette époque-là, Lubaina Himid était déjà sur la voie qu’elle continuerait de tracer. Comme les deux femmes sur le bateau, elle réduisait en morceaux les documents de l’histoire officielle. Mais plutôt que de jeter au vent ces fragments, elle choisissait de s’y pencher attentivement, pour mettre bout à bout les récits cachés d’une histoire noire de la Grande-bretagne : le langage codé et les clichés véhiculés par le discours d’une époque sur les personnes de couleur, les serviteurs richement vêtus que l’on entrevoit à la lisière des gravures de William Hogarth, ou encore, dans les Caraïbes, les esclaves des plantations de canne à sucre, dont le travail a contribué à bâtir la richesse de l’angleterre d’autrefois, et ses grandioses infrastructures d’aujourd’hui. Il ne faut pas oublier qu’en Grande-bretagne, le nom de Tate est associé à deux réalités distinctes : il s’affiche au fronton de quatre musées mais, en tant que moitié de “Tate & Lyle”, il figure aussi sur tous les paquets de sucre trônant sur la table du petit déjeuner britannique. C’est en effet de l’industrie sucrière anglo-saxonne, alimentée pendant deux siècles par la main-d’oeuvre de douze millions d’esclaves africains, que sir Henry Tate a tiré les richesses qui lui ont permis de constituer sa collection d’art victorien, et de faire construire, dans le quartier de Millbank, le bâtiment qui abrite aujourd’hui la Tate Britain.
Dans les années 90, Himid quitte Londres pour Preston, dans le nord-ouest de l’angleterre où elle poursuit son travail d’artiste, d’éducatrice et d’archiviste. Il a fallu ce retrait en marge de l’establishment du monde de l’art hérité de l’après-guerre – pâle, mâle et portant le costume gris – pour qu’une nouvelle génération de commissaires d’exposition et de galeristes (souvent des femmes) prennent conscience de la portée de son travail. En 2017, après une année consacrée à d’importantes rétrospectives et à de nouvelles commandes, elle s’est vu remettre, à 63 ans, le Turner Prize – ce qui en fait la doyenne des lauréates du plus prestigieux prix d’art contemporain de Grande-bretagne. Remporter le Turner Prize lui a redonné du coeur à l’ouvrage et l’envie “d’aller encore plus loin.” Elle ajoute : “Cela m’a permis de réaliser des choses que je n’aurais jamais pu prendre le risque de faire, parce que je n’avais pas de lieu où les montrer.” Chez Hollybush Gardens, la jeune galerie londonienne qui soutient son travail depuis 2013, elle a ainsi présenté sous le titre The Tenderness Only We Can See une nouvelle série de peintures réalisées sur toile, mais aussi sur des étuis de banjos en bois, des fragments de piano ou des tiroirs. “Les oeuvres parlent différentes langues, à moi et entre elles”, explique-t-elle. Certaines de ces langues sont secrètes, tandis que d’autres lignes de communication s’efforcent de maintenir l’unité de leur narration. À la fin, tout ce qu’il en reste, ce sont des chansons d’antan, et les poèmes des autres.”
Dans la foulée de sa rétrospective au MRAC de Sérignan, qui débute en avril, Lubaina Himid dévoile, dans le cadre de Glasgow International, une commande qui devrait attirer l’attention. Intitulée Breaking in, Breaking out, Breaking up, Breaking down, l’oeuvre consiste en un wagon de chemin de fer suspendu dans les airs, entouré de créatures mythologiques liées à l’architecture du Kelvingrove Art Gallery and Museum où elle est présentée. À propos de cette oeuvre, l’artiste déclare : “Il est parfois impossible de savoir si un incident marque la fin ou le début de quelque chose.” La merveilleuse réussite de sa deuxième partie de carrière confirme que, parfois, cela peut être les deux à la fois. art and exhibitions. As a curator and artist she staged a number of historically important London shows, among them The Thin Black Line at the ICA (1985), Black Woman Time Now at Battersea Arts Centre (1984), and Five Black Women (1983) at the Africa Centre. Like the figures in the boat, she was shredding the documents of received history, but rather than casting them away, she picked over them, piecing together concealed narratives of black Britain, among them the coded language and clichés of contemporary discourse surrounding people of colour, the elaborately dressed servants peeping from the edges of Hogarth engravings, and the slaves working on the West Indian sugar plantations that furnished Britain with wealth and its current grandiose infrastructure. For let us not forget that the name Tate has two associations in Britain: on the one hand the art galleries, and on the other as one half of Tate & Lyle, the sugar manufacturer whose packets can be found on many a British breakfast table. It was from sugar – produced, over two centuries, by the labour of more than 12 million enslaved Africans – that Henry Tate acquired the wealth that bought his collection of Victorian art and paid for the building that now houses Tate Britain.
In the 1990s, Himid moved to Preston, a small city in the north of England where she continued to work as an artist, educator and archivist. It has taken a shift away from the grey-suited, pale and male arts establishment of the post-war era for a new generation of (often female) curators and gallerists to recognize the importance of her work both current and historic. In 2017, after a year of significant survey exhibitions and new commissions, she won the Turner Prize – at the age of 63, the oldest laureate of Britain’s most prominent contemporary-art award. Winning it has, she says, put fire in her belly to “raise my game again: to make things that I never could have taken the risk to make because there wasn’t anywhere to show them.” At Hollybush Gardens, the young London gallery that has championed her work since 2013, she recently presented a new suite of paintings, The Tenderness Only we Can See, made on canvas and wooden banjo cases, piano parts and drawers. “The paintings in the show are speaking different languages, to me and to each other,” she says. “Some of them are secret, other lines of communication attempt to hold their inner narratives together. In the end old songs and other people’s poems are all that is left.” Following April’s survey exhibition at MRAC, in Sérignan, Himid will unveil a headlining new commission for Glasgow International – Breaking in Breaking out Breaking up Breaking down –a flying wagon surrounded by mythic creatures derived from the architecture of the historic Kelvingrove Museum. Speaking of this new work she says, “It’s impossible to know sometimes whether an incident is the end or the beginning of something.” Himid’s magnificent late-career blossoming suggests that, sometimes, it can be both at once.
Gifts to Kings, du 7 avril au 16 septembre, au MRAC de Sérignan. Breaking in, Breaking out, Breaking up, Breaking down, du 20 avril au 7 mai, au Kelvingrove Art Gallery and Museum de Glasgow, dans le cadre du festival Glasgow International.